Que voici une belle découverte dans la forêt souvent mièvre des bandes dessinées rayon « enfant » ! (C’est tout au moins là que je l’ai trouvée). L’imagination l’y dispute à la beauté et à la précision des dessins, et l’on ne peut s’empêcher, avec quelque gêne, de penser que de vieux maîtres de la BD, submergés d’hommages dithyrambiques, nous ont fourni sur leurs vieux jours des dessins effectués à la va-vite, qui sont loin d’avoir la séduction de ceux-ci !

L’histoire sait maintenir une forte dose d’exotisme cosmique (ce qui arrive ne ressemble guère à ce qui se passe sur terre), en la mêlant à deux thèmes romanesques archi-classiques (la fille voulant venger son père de son meurtrier, la rivalité amoureuse fatale à deux bons guerriers), et à un merveilleux composite qui, s’il tire vers la science-fiction en faisant intervenir la perspective d’une fin du monde stellaire, retrouve les escarpins épineux de l’héroïc-fantasy en centrant l’enjeu de la quête des héros sur quatre épées magiques.

Le dessin de Laura Zuccheri cumule les qualités. Ligne claire réaliste et soignée, un grand savoir-faire pour restituer les mouvements. Les visages sont à l’évidence inspirés de modèles réels, tant leur personnalité est finement reproduite. Le père de l’héroïne (Yama), front étroit et mâchoire lourde, évoque au moins au passage l’Oumpah-Pah d’Uderzo et Goscinny. Les expressions enfantines de Yama, boudeuses ou émerveillées, sont ravissantes.

Lumières et couleurs soulignent assez puissamment les reliefs, sans tomber dans l’outrance des contrastes dans lesquelles se complaisent certains dessinateurs.

Un souci étonnant du réalisme des décors emporte l’adhésion : lisière ondulante d’un champ de céréales (page 4), intérieur rural sommaire mais propre (page 5). Superbe composition de nuages sur un sol encore humide page 8, prairie drue s’inclinant sous un vent d’orage (page 14), sous-bois moelleux noyé au fond dans la brume (page 23), la forêt s’égouttant dans un rayon de soleil après la tempête (page 32), un parfait rendu des ombres d’arbres projetées sur un sol inégal (page 40)…

Les costumes et les parures présentent un aspect composite, impossible à rattacher clairement à une civilisation terrestre précise : tuniques et larges pantalons asiatiques voisinent avec des tenues plutôt amérindiennes, également suggérées par les tresses et les coiffures ornées (couettes, tresses, plumes et vanneries). Orland lui-même (le méchant) cumule une sorte de pschent métallique, et ses yeux sont maquillés comme des oujdats, ce qui évoque deux fois l’Egypte ancienne.

L’imagination iconographique marche sur les pas d’un Léo pour les créatures exotiques, sur celles de Bajram pour les figurations cosmiques. La première planche nous offre de superbes jeux de lumière rouge et orangée émanant d’un soleil en colère, crachant des projectiles incandescents au travers du chevelu de ses protubérances. Les couleurs aussi bien que leur savant dégradé vers le noir cosmique rappellent certains dessins de UW1.

Les décors des cités ont fait l’objet d’une conception poussée. Alors que « La Quête de l’Oiseau du Temps » se contentait de démarquer de loin quelques architectures et sculptures plutôt précolombiennes, ici, les auteurs ont élaboré des formes et un art originaux : planche 1, ces curieuses meurtrières dont la partie supérieure s’imbrique en profondeur dans les moellons voisins au moyen de fragments très élancés. Page 6, les crochets retenant les toits sur les édifices rappellent les poutres d’édifices sahéliens outrepassant l’aplomb des murs, ou encore les dragons extrême-orientaux ornant les acrotères. Pages 55 et 56, la prodigieuse cité de Karelane, invraisemblablement étagée, est ornée de nombreuses statues et reliefs dont les formes semblent issus d’un syncrétisme entre l’Afrique et l’Asie ; les rues très étroites et très hautes de cette cité contrastent avec le libre cheminement des héros dans la nature lors des pages qui précèdent.

L’épée magique, au manche très ouvragé, est couverte de runes aux formes riches.

Les animaux, très exotiques, suscitent un sentiment d’étrangeté donnant à penser que, décidément, on n’est pas sur la planète Terre. L’invention anatomique évoque celle de Léo dans « Aldébaran », mais les créatures sont globalement moins inquiétantes. La roche sacrée du village revêt la forme étrange d’une sorte de dinosaure fossilisé ( page 7) ; parmi les montures de guerre du vilain Orland, on distingue de robustes chevaux assez classiques, et des lions dont l’un est affublé de cornes en métal. Une créature tigrée au gros nez rouge emporte Yama (page 17). Deux gnomes au gros nez, voués aux moments de détente. Un immense cynocéphale aux cheveux en brosse, doté d’énormes pattes tachetées (page 24).

Le scénario assemble des éléments traditionnels disparates : l’épée que l’on ne peut arracher de son support (voir Arthur et Excalibur), la lâcheté du peuple préférant l’esclavage au risque (page 14), le guerrier d’âge moyen protégeant et éduquant une fillette désireuse de se battre ; cette relation père adoptif-fille est évidemment grosse de potentialités incestueuses, comme la relation Bragan-Pelisse dans « La Quête de l’Oiseau du Temps ». Mais l’écriture doublement féminine de l’album sait suggérer ces potentialités avec légèreté : le guerrier Miklos se borne à écarter Yama de son lit quand elle n’a vraiment plus l’âge de de dormir contre sa poitrine en suçant son pouce. Il n’empêche que cette conduite responsable de Miklos peut être partiellement inspirée par le trouble que provoque chez lui une jeune fille grandissante. Les auteurs ne font passer d’ailleurs aucun érotisme particulier dans cette relation, et, si la chaude Elauriana n’est vêtue que de transparence (page 41), Yama reste bien couverte...

Seules les disputes (limitées) entre Yama et Miklos semblent un peu artificielles : fondamentalement, ils ont des objectifs très proches, et on ne voit pas trop pourquoi chacun fait mine de partir seul de son côté alors qu’ils sont restés si longtemps ensemble pour le plus grand profit des deux. Sans doute fallait-il faire ressortir le caractère bien trempé de Yama, prélude probable à des aventures à venir...
khorsabad
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le 22 sept. 2012

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