Benoît Cohen a vingt années d’expérience derrière la caméra. Désireux d’être au plus près de son nouveau sujet scénaristique, il obtient difficilement une licence de taxi et sillonne New York pour en découvrir les moindres interstices.
Dans Taxi Driver (1976) comme dans Night on Earth (1991), la conduite d’un taxi prévaut avant tout pour le poste d’observation privilégié qu’elle offre. Tant chez Martin Scorsese que chez Jim Jarmusch, tous deux nommément cités dans Yellow Cab, on suit les pérégrinations d’un chauffeur soumis au spectacle étonnant d’une faune locale pas toujours des plus engageantes. Travis Bickle, campé par Robert De Niro, est passé à la postérité en maugréant contre une métropole qu’il sillonnait pourtant des nuits entières. Ce n’est évidemment pas un hasard si le personnage punkoïde de Martin Scorsese se fond dans l’album çà et là, à même le texte mais aussi sur un poster. Christophe Chabouté se délecte en effet à user de second degré et de références cinématographiques, la moindre n’étant certainement pas cette citation, dès les premières pages, et avec un mimétisme confondant, du fameux plan du Queensboro Bridge tourné par Woody Allen dans Manhattan.
C’est précisément la valeur exploratoire de l’activité de chauffeur de taxi qui a convaincu Benoît Cohen de concourir à l’obtention d’une licence. « C’est une fenêtre sur la folie, l’énergie, la diversité et la violence de cette ville. » Ce réalisateur français de films et de séries, admirateur de Truffaut, Lang, Godard, Bergman ou Kazan, cherche à se placer à bonne distance de son sujet afin de nourrir son prochain scénario, qui impliquera une femme conductrice de taxi. La première partie de Yellow Cab est délicieuse d’infortune. Benoît imagine décrocher sa licence en un tournemain. C’est sans compter sur les cours, les visites médicales, les files au TLC (Taxi & Limousine Commission), les permis probatoires, les pièces manquantes au dossier, les bureaux déménagés, les discordances administratives, les délais pour obtenir le précieux sésame… Alors qu’il pensait prendre la route en dilettante, voici le Français au cœur d’un parcours du combattant.
Être chauffeur de taxi à New York, c’est se faire conteur, psychologue, confident ou spectateur muet, selon les circonstances. C’est prêter une oreille, parfois indiscrète, aux problèmes testiculaires des uns ou aux déviances sexuelles des autres. Il se murmure même qu’après une vingtaine d’années de service, « vous devenez un cas pathologique ». Les horaires sont harassants, les clients pas toujours courtois, la circulation inversement proportionnelle à la paie. Benoît Cohen le découvre à ses dépens, quand il termine sa première journée de travail avec une ardoise de plus de 70 dollars, résultat de la location onéreuse de son taxi, mais aussi des trois PV que lui a adressés un agent de police pour avoir déchargé un client sur un passage pour piétons. Et pourtant, le Français va se laisser prendre au jeu : il apprécie rencontrer continuellement des gens différents, pouvoir souffler une fois le taxi stationné, scruter la ville et ses étrangetés. « N’importe qui avec cinq dollars en poche peut lever le bras et héler un taxi jaune. » Et d’ailleurs : « À chaque fois qu’un passager entre dans mon taxi, tout est possible. » C’est ce qui fait le charme du métier et ce, même si parfois une certaine hiérarchie se fait ressentir entre le devant et l’arrière du véhicule jaune. Ou si la sensation d’invisibilisation prend le pas sur la fonction sociale.
En apparence, il ne se passe pas grand-chose dans Yellow Cab. Christophe Chabouté parvient pourtant à fasciner le lecteur avec ses traits d’humour, l’exploration psychologique de son héros, mais aussi l’érection de la ville comme personnage à part entière. Le temps de quelques planches dépourvues de dialogues, on perçoit New York à travers les yeux de Benoît, chauffeur de taxi mais surtout immigré récent : labyrinthique, embouteillée, balisée par des faisceaux de panneaux de circulation, la métropole se dévoile dans toutes ses outrances et sa diversité. Joliment illustré, plus dense qu’il n’y paraît, l’album, entièrement en noir et blanc, se lit d’une traite, entre humour et (relative) gravité. D’un côté, il y a ces allusions à Donald Trump et ses pourboires de 50 centimes, ou ce chauffeur pakistanais faisant comprendre à Benoît, avec une ironie mordante, qu’il se fait arnaquer par la société de taxis à laquelle il a recours. D’un autre, il y a ce personnage féminin de cinéma imaginé en « spectatrice privilégiée du ballet des rues de New York » ou cette assertion désabusée selon laquelle « le racisme ordinaire est la chose la mieux partagée, même par ceux qui le subissent au quotidien ». On aurait pu écrire « doux-amer » par commodité, mais en réalité, tout, dans Yellow Cab, a la saveur d’un bonbon acidulé.
Sur Le Mag du Ciné