Maintenant que "Spectre" est sorti et que son flot de critiques plus ou moins inspirées s'est déversé sur la toile, absolument rien ne m'obligeait à prendre la plume afin de dégommer ou de rendre justice à l'agent préféré de sa Majesté. Pourtant l'absence de nuances des pourfendeurs condamnant le film aux pires heures "Mooriennes" ou tout simplement les adorateurs élevant ce segment au-delà de la raison m'ont incités à aborder ce 24 ème épisode.
Si "Casino royale" redonnait enfin ses lettres de noblesse à la saga avec un segment terriblement homogène, "Quantum of Solace" quant à lui se prenait un retour illico dans les gencives. Même punition pour "Spectre" face au très réussi "Skyfall"qui clairement fait faire la moue aux adorateurs de l'agent en smoking. Les suites des métrages de l'ère Craig ont de toute évidence pas bonne presse et ceux malgré l'engouement du public pour ces divertissements hors-normes. Une question se pose après revoyure de l'ensemble de la tétralogie: Et si "Quantum" et "Spectre", bien que moins aboutis, étaient plus passionnants et complexes que leurs homologues. Et si l'exercice Bondien incluant un cahier des charges obligatoires se révélait d'une autre trempe ? C'est le constat effectué après analyse de ces deux vilains canards pourvus d'excroissances scénaristiques, d'idées saugrenues, de plans hallucinants et de montage épileptiques. Des cas d'école réellement captivant dans le business du divertissement que seule cette saga est en mesure de donner.
En réponse à la mélancolie rageuse de "Casino royale", le metteur en scène Marc Foster répondait par un Bond plus straight. Dans sa note d'intention "Quantum" prenait le risque de se détacher de son valeureux prédécesseur tout en imposant un rythme soutenu évacuant par la même occasion tout le glamour et l'aspect pop. Handicapé par un scénario brut et friable, "Quantum" répondait par une vision rêche de la vendetta tout en redistribuant les cartes d'une saga frileuse du changement. Ce film imposera au coeur même de la vengeance l'idée d'un voyage intérieur matérialisé par un montage cut ainsi que certains plans en plongée totale (cf le combat de Bond sur les échafaudages). La séquence de l'opéra et le travail sur les mouvements de caméra alambiqués, les plans obliques et le décalage de la bande son (réécouter les impacts de balle) confèrent à l'ensemble un choix incroyablement couillu pour ce type de production. Tranchant comme le métal pour des expérimentations que peu de rollercoasters peuvent s'offrir, "Quantum" est également contaminé par l'atrophie de son intrigue finissant par se tirer une balle dans le pied dans un final sauvé par Craig enveloppant Kurylenko dans ses bras en un mouvement plus paternel qu'amoureux. Accueillant le succès à bras ouverts, les producteurs, Michael Wilson et Barbara Broccoli n'ont finalement fait que vendre leur film comme une soupe dont beaucoup de spectateurs considéraient comme au mieux perfectible au pire mauvais. Dommage car la copie rendue cache une volonté de se renouveler afin d'offrir un visage nouveau. "Quantum" restera un objet de ciné brouillon mais constellé de quelques perles expérimentales.
L'essai sera donc transformé par le biais de "Skyfall". Le choix de Sam Mendes de "Nolaniser" Bond dans un écrin de splendeurs visuelles (Roger Deakins à la photo) fera de ce segment une merveille d'écriture. Ramassé dans sa forme, étonnant dans sa volonté de jouer avec le passé de son perso principal, le film installe son spectateur dans un fauteuil confortable et luxueux. Bond devient donc lui-même l'enjeu de chaque film. La trilogie prend fin et "Spectre"peut enfin exister.
Ce nouvel opus (tout comme "Quantum") ne caressera pas le spectateur dans le sens du poil et ne formera pas de symétrie parfaite avec son ainé. Sam Mendes souhaite à nouveau inscrire son Bond dans le passé tout en le rattachant à l'idée que le spectateur s'en fait depuis cinquante ans: L'espion est un fonctionnaire du meurtre. La greffe va être difficile et le métrage ne manquera pas de rater sa cible à plusieurs reprises. Pourtant, confiné dans une enveloppe stylisée grâce à la photographie de Van Hoyetema, ce Bond joue une carte fondamentale celle du film noir. Un esprit très proche de l'ère Connery à l'image d'une scène douce et mortelle de flinguage où 007 sauve de justesse une riche veuve jouée par Monica Bellucci. L'espion a donc changé. Plus mature, moins sanguin, Craig compose et rattache doucement les wagons de la saga. L'espion est plus maître de ses nerfs et affiche une certaine vulnérabilité dans ses corps à corps. Les scènes d'action se font moins sentir laissant l'intrigue se mettre en place durant une première heure absolument parfaite. Le système Mendes/Craig atteint son point G et se dirige délibérément vers le Saint Graal espéré de tous les fans. Classique, renversant de beauté (le film est en 35 mm pellicule et les cascades ne se réclament d'aucune image de synthèse) abordant les thèmes de l'enfant de l'ombre et celui de la lumière, "Spectre" va souffrir d'un sérieux problème de schizophrénie. Ecartelé entre ses envies de cinéaste fortement accroc à la dramaturgie (Mendes est avant tout un metteur en scène de théâtre) et les impératifs de la série, le film adopte l'identité d'un Bond des eighties devenant la négation de ce que le métrage présentait une heure auparavant. Légere (punch-line en tête) puis à nouveau concernée, l'entité bicéphale se perd définitivement dans un final Londonien donnant à peine le change à la scène de métro dans Skyfall.
La partition de Mendes bien qu'inégale ne démérite pas et s'inscrit dans la longue tradition des films à succès affichant un dernier segment malade. Sam Raimi avec Spiderman 3, Nolan avec Dark Knight rises se sont trouvés confrontés au même problème, celui de conclure une saga en y apposant une emprunte bien personnelle. La critique est aisée mais l'art est souvent bien difficile...