Je ne sais pas trop ce que je vais dire sur ce film, mais en sortant de la deuxième séance, après une avant-première il y a quelques temps, avec le souffle aussi coupé, la voix toujours étranglée et le cœur qui bat à mille à l'heure, je me dis que ça vaut peut-être la peine d'essayer de coucher sur papier - sur écran - quelques mots pour donner mon ressenti.
D'abord, c'est la colère et la frustration qui parlent. Les notes de mes éclaireurs sont tellement tièdes (une pluie de 6 et même un 5), à quelques exceptions près, que j'ai été ajouter toutes les personnes qui ont mis 10 pour faire remonter ma moyenne. Incompréhension totale : comment peut-on rester insensible devant ce film ? Et je ne parle pas de pleurer, ça, ça dépend des gens. Mais bon sang, il y a les humains, et il y a les humains cinéphiles, et dans tous les cas, cinéphile ou non, ce film doit nous parler. Et s'il ne nous parle pas, alors c'est qui est vraiment tristement toujours d'actualité, et que le réveil que veulent provoquer ses protagonistes (qui rappelons-le, sont inspirés de gens qui ont vraiment existé, qui se sont vraiment battus, et pour certains qui sont vraiment morts) n'a pas eu lieu.
Et puis je me dis : peut-être que c'est moi. Peut-être que ce film me parle autant, me touche autant, me bouleverse autant parce que je suis pédé. Ouais, pédé. Moi j'ai le droit de le dire, parce que ce que je mets derrière ce mot n'a rien d'insultant, et que ce qui reste de résiduellement insultant (l'usage coutumier, l'héritage, le passé, l'intention des autres), je le porte fièrement comme un emblème, épinglé sur mon coeur. J'ai croisé un couple de lesbiennes dans la rue en allant voir le film, elles ont souri en nous croisant, mon mec et moi. Peut-être parce qu'il était aussi flagrant pour elles que nous étions gays que l'inverse. Peut-être aussi parce que mon T-shirt "Pride" et son slogan "Lesbians and gays support the miners" en noir et rose sur blanc et lettres capitales avait attiré leur oeil. C'est peut-être rien un sourire, un regard complice, comme ça dans la rue, mais pour nous, les pédés et les gouines, c'est-à-dire ceux qui l'assument tellement que "ça se voit" parce qu'on veut que ça se voie, parce qu'on a rien à cacher aux autres, c'est un instant de reconnaissance mutuelle, un mini check-point, un espace étroit et éphémère de sécurité perdu dans un océan de dangers potentiels permanents.
Bref je m'égare, pédé donc. C'est ça la force incroyable de ce film : il s'adresse à tout le monde, c'est un film que n'importe qui peut voir, même un public (relativement) jeune. Il a des vertus pédagogiques, qui ne prennent d'ailleurs jamais le pas de façon pesante sur le récit. Pour qui ne connaît pas les fonctionnements du milieu associatif. Pour qui ne connaît pas comment se transmet et se propage le VIH dans l'organisme, ni ce qu'est le SIDA - même si encore une fois ce n'est pas un cours sur le sujet, mais permet au moins d'avoir des notions, par exemples sur les T4. Evidemment, le fond ne va pas parler de la même façon suivant qu'on est hétéro, gay, séropo ou non. On va avoir des degrés d'implication, de connivence, et c'est beau. Les plus vieux auront connu cette époque, les plus jeunes comme moi n'en auront que de vagues souvenirs d'enfance ou de découverte à posteriori. C'est en cela un document, sur une époque, sur une épidémie, sur des luttes. Sur la force du collectif et de la solidarité.
Et puis il y a les éléments qui là sont tout à fait universels. Une romance, tragique, qui vient entrelacer subtilement le collectif à l'individuel. Le regard humaniste et profondément touchant d'un cinéaste, lui aussi "concerné" par son sujet à plus d'un titre, sur un homme qui regarde son amant mourir à petit feu. Sur des destinées exceptionnelles de courage qui décident de faire de leurs propres morts, pas inévitables, mais très probables, des armes et des instruments de lutte.
ll y a cette troupe d'acteurs plus ou moins connus du cinéma d'auteur français, déjà aperçus par exemple chez Téchiné, Garcia, Zlotowski ou Jacquot. Il y a Adèle Haenel. Tous-tes sont impeccables. Il y a bien sûr la mise en scène, qui passe du réalisme des scènes de RH à celui plus immersif et coup de poings des actions phares d'Act-Up, en passant par l'intimité des scènes de couples, d'hôpital, ou de deuil collectif (sans doute les sommets du film). Il y a des plans qui restent gravés sur la rétine, un jeune hémophile assommé qui glisse sur une vitre pleine de faux sang. Deux silhouettes minuscules qui se perdent dans les vagues immenses. Un jeune homme qui tombe de sa chaise. Un autre qui trébuche sous l'emprise d'un cachet d'ecstasy. Un amant qui voit ses amis préparer la prochaine action dans la pièce jouxtant celle où git le cadavre de son mec. Des flashbacks incorporés à l'instant présent et qui glissent sur le corps. Des grains de poussières qui dansent. Le virus qui se propage. La Seine qui coule en robe de sang. La photo est sublime, la musique extrasensorielle, alternant leitmotiv pour les actions d'Act-Up et morceaux de house recréant l'atmosphère musicale des boîtes de nuits de l'époque. Le passage d'un style à l'autre se fait via des séquences-couture du récit, où les protagonistes se retrouvent pour danser, pour célébrer la vie, séquences qui convergent dans l'ultime scène du film, où le cinéaste retrouve son procédé mêlant les espaces et les temporalités, comme lors d'une précédente scène de confidences sur oreiller, pour un final qui laisse généralement la salle de projection dans un silence assourdissant de plusieurs minutes, ou dans le bruissement des claquements de doigts du public.
La fresque est sans concession bien sûr, et comme on montre les morts, on montre les fractures grandissantes entre ces êtres qui partagent une maladie mais pas forcément les mêmes idéaux ou principes. La diversité formidable de ce groupe qui ne saurait d'ailleurs se réduire à une poignée de gays séropos - certes majoritaires, dans le film comme dans la réalité - n'est pas délaissée grâce aux personnages secondaires et à quelques intervenant-es des scènes de RH.
Pour la réussite artistique, formelle autant que pour ses qualités narratives, historiques ou politiques, ce film-document se pose sans problème comme un monument, osons le mot. C'est un film quasi-miraculeux, sorti dirait-on de nulle part, qui replace enfin l'épidémie du SIDA dans sa dimension collective et politique, là où les précédents récits du genre (De Philadelphia à Dallas Buyers Club) ne suivaient que des trajectoires individuelles. C'est un film qui manquait cruellement, c'est un film important, c'est un film qui doit être diffusé, montré et surtout vu.
Quant à celles et ceux qui restent froid-es devant lui, qui mettent des petits notes pas vraiment enthousiastes, vous avez sans doute des raisons qui vous sont propres, mais imaginez un instant ce que vous ressentiriez devant ce film si vous étiez gay, si vous étiez séropo, si vous aviez vécu ces événements autrement que par médias interposés (et biaisés).