1917
7.6
1917

Film de Sam Mendes (2019)


Cette critique, (et bien d'autres), illustrée par de jolies photos, est disponible sur https://www.epistemofilms.fr/post/1917-critiqu-analyse



1917… Aucun conflit n’a plus marqué les imaginaires que ces batailles meurtrières réduisant l’homme à l’insignifiance. La bravoure de ce dernier n’est plus d’aucun recours face aux assauts ininterrompus d’armes dévastatrices, sommet de la modernité technologique occidentale, tombeau de son humanité. Désormais, l'héroïsme n'est qu'une lointaine chimère dans un monde où la mort fauche sans distinction des êtres tragiquement impuissants. Mais contre cet imaginaire, Sam Mendes réhabilite dans 1917 le héros, un héros à taille humaine certes, fébrile et vulnérable, mais néanmoins déterminé et brave. Sur ses frêles épaules repose le destin de 1600 hommes...


Pour mettre en scène le périple de ces deux soldats en territoire hostile chargés d'avertir un colonel allié du danger qui les guette, Sam Mendes utilise le plan-séquence, dans un geste pouvant paraître novateur, mais qui n’est finalement pas si surprenant au regard de ce qui se fait depuis une dizaine années. Il va en effet sans dire que le plan-séquence est abondamment utilisé par le cinéma américain contemporain, et largement plébiscité dans les grandes compétitions internationales. Longtemps cantonné à magnifier certaines scènes tranchant avec le reste du métrage, il est depuis quelques temps au coeur de l’esthétique de films dont l’immersion semble être le maitre-mot. Cuaron avec Gravity ou encore Inarritu avec The Revenant cherchent par exemple à faire viscéralement ressentir l’épreuve physique endurée par leur personnage. Le spectateur est entrainé dans un mouvement dont il ne peut se défaire, au plus proche d’un corps et d’une conscience qui déterminent bien souvent le point de vue sur les évènements. Dans cet ordre d’idées, percevoir dans 1917 la souffrance de corps se débattant au milieu des cadavres, ruines et dépouilles au coeur de paysages désolés provoque des sensations que le plan-séquence devrait théoriquement décupler.
 
Pourtant, l’apparente cohérence du fond et de la forme dans l’oeuvre de Mendes se trouve à de nombreuses reprises ébranlée par le fait que la virtuosité formelle et l’élégance visuelle des trajectoires rectilignes de la caméra, parfaitement calibrées, amoindrissent dangereusement les effets esthétiques et sensibles que l’horreur de la guerre devrait exercer sur le spectateur. Non pas que l’horreur de la guerre ne soit pas visible à l’écran (au contraire, la caméra insiste au possible sur ces détails dans le décor qui en sont le signe), mais parce que l’expérience immersive, donc subjective de l’horreur, paraît vidée de son contenu. Là où l’horreur suppose des pics d’intensité, de tension, de terreur, donc une figuration qui malmène le spectateur, perturbe son regard et affecte son corps, ici, le lissage extrême de la mise en scène, le caractère chorégraphique et artificiel des mouvements, donnent à l'ensemble un côté désincarné empêchant toute forme d'identification. Les travellings avant, arrière, latéraux, les cadrages en plan taille ou plan d’ensemble ne permettent pas de véritablement faire varier les angles de vue, et enserrent les possibilités expressives de l’oeuvre dans un périmètre visuel restreint, rapidement prévisible, incapable de bousculer et de surprendre.


Il en résulte que le plan-séquence ne renforce pas l’immersion, mais fait au contraire davantage percevoir le caractère « construit » de l'oeuvre. Les gestes des personnages, forcément millimétrés, les dialogues, lus suivant un script parfaitement réfléchi, les halètements, suffocations, moments d’introspection des héros qui durent le temps qu’il faut pour les « humaniser »: tout paraît parfaitement placé sur le prisme narratif pour concourir à cette impression de virtuosité, aux dépens de la vraisemblance. Pourtant le film sait prendre son temps. Il n'hésite pas à suivre durant de longues minutes ces deux compagnons d’armes et leur laisse toujours quelques minutes pour reprendre leur souffle, de sorte que les deux soldats existent en dehors des nécessités de l’action (ils discutent, se reposent, divaguent...). Le spectateur est en mesure de ressentir l’impact du temps dont ils ont besoin pour à la fois récupérer physiquement, avancer d’un point à un autre, mais aussi approfondir leur relation.
 
Le problème provient du fait que ces scènes qui refusent l’action sont constamment situées au même moment du récit, juste après un épisode de haute tension, et en amorce du suivant, selon une alternance très répétitive et mécanique ne faisant jamais dévier le film des rails que les travellings ont dessiné pour lui. Le film déroule inlassablement le même type d’épisodes : l’exploration d’un lieu semé d’embûches, de dangers, suivie d’un moment de pause, qui permet de changer de décors et de commencer une nouvelle péripétie dans un autre lieu. Cette répétition d’un même et unique procédé (tension, repos, tension, repos, en suivant le rythme d’un métronome), renforce l’artifice du film, et lui ôte sa folie. Même les moments les plus réussis visuellement - ceux où les visions cauchemardesques s’abattent sur terre, lorsque l'ombre danse de concert avec la lumière dans un labyrinthe de ruines enflammées -, ne durent pas assez pour laisser la démesure, l’hallucination, le dérèglement des sens venir subvertir intégralement la logique narrative et visuelle du film. Or, peut-on réellement filmer la guerre sans folie, en inféodant à ce point là l'esthétique et la narration à un ordre préétabli ? Par ailleurs, les péripéties s’enchainent d’une manière d’autant plus invraisemblable qu’elles sont condensées sur un temps court singeant le temps réel. Cela rend improbable la survenue d'un aussi grand nombre d'évènements spectaculaires sur une période temporelle si limitée.


A cela s’ajoute le fait que le film fait curieusement penser à un jeu vidéo, ce qui n’est pas un défaut en soi, mais n’est pas anodin pour autant. L’impression de suivre un personnage évoluant dans un jeu en vue à la troisième personne perdure tout le long du métrage. Nous avons donc une quête avec plusieurs niveaux à réussir. Chaque niveau est suivi d’un temps de chargement relativement long (les discussions et marches, qui permettent au personnage de récupérer miraculeusement sa vie), et se distingue des autres par sa forte identité visuelle ( le marron du champ de bataille, la verdure de la ferme, le gris du village, le bleu « féerique » du cours d’eau…). Un élément récupéré dans un niveau (du lait), aidera un personnage dans un autre niveau, tandis que les interactions avec les autres êtres humains sont si limitées qu’elles font penser à des PNJ: les soldats britanniques (et même des colonies) sont toujours de bon conseil, là où les soldats allemands se caractérisent par leur fourberie et traitrise (on peut admettre qu’un soldat allemand apeuré puisse poignarder sans vergogne celui qui comptait le sauver, mais la répétition de ce motif plus loin dans le récit ne laisse aucun doute sur l’imaginaire anti-allemand véhiculé par le film).
 
Les paysages donnent aussi, en raison de leur démesure, le sentiment d’être devant un niveau de jeu vidéo. Les nombreux éléments du décor restent un horizon inaccessible, mais ostensiblement perceptible, que le regard a tout le temps de contempler, tandis que la disposition des pièges, carcasses humaines, objets et ruines est minutieusement réfléchie pour inviter le personnage/joueur a habilement se frayer un chemin d’un point A à un point B. La structure en partie initiatique du récit, avec son basculement vers des contrées davantage hallucinées à la nuit tombée, ses cours d’eau et forêt enchantés, aurait pu rehausser l’intérêt visuel de l’oeuvre. Mais cette dernière fait preuve d’un manque criant d’imagination dans les motifs utilisés (les flammes qui consument tout après que le personnage a fait l’expérience de la mort, la pluie irréelle de feuilles qui virevoltent au dessus de lui, l’Arbre édénique qui conclut le film sont autant de topoï éculés).


1917 est certes un film ambitieux, mais qui souffre paradoxalement de sa virtuosité. L’élégance formelle du travelling creuse son écart avec la barbarie et la crasse de la guerre, et enterre nos espoirs de réellement ressentir la détresse physique et psychologique des personnages. On peut malgré tout saluer le tour de force visuel et l'audace d'une oeuvre qui refuse l'action frénétique et laisse affleurer, sur le fond macabre de la guerre, des touches d’humanité.

Sartorious
5
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le 15 janv. 2020

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Sartorious

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