Analyse rédigée dans le cadre d'un cours sur l'histoire du politique à la télévision
1974, l’alternance Giscard est un documentaire télévisuel diffusé pour la première fois le 27 septembre 2019, sur Public Sénat, chaîne politique et parlementaire dépendante du Sénat.
Réalisé par Pierre Bonte-Joseph, il a la particularité de contenir des témoignages du principal intéressé, enregistrés pour l’occasion ; Valéry Giscard d’Estaing, alors âgé de 93 ans, a effectivement accepté de témoigner dans le cadre de ce documentaire, retraçant minutieusement, en 58 minutes, les grandes étapes de son septennat. Il s’étend de son élection au sein du parti libéral FNRI en mai 1974, faisant de lui le plus jeune président de la République française jusqu’alors, à sa défaite en 1981 face au candidat socialiste François Mitterrand (1916-1996). L’ancien président nous livre aussi le « récit de sa pratique du pouvoir ».
Le document rassemble également des témoignages d’anciens collaborateurs, et est complété par la vision de nombreuses archives tirées des Archives nationales.
Dans quelle mesure 1974, l’alternance Giscard s’inscrit dans une perspective de « documentaire testament » ?
Nous nous intéresserons dans un premier temps, comment se manifeste l’hommage à l’ancien président. Puis, nous étudierons dans un second temps un devoir de mémoires s’avérant incomplet.
Nous assistons, tout d’abord, à un hommage notoire à la carrière de l’homme politique, découpé en deux temps.
Le documentaire s’ouvre sur les images d’époque de la victoire de VGE, saluant son public enthousiaste depuis la fenêtre de son appartement parisien, alors que la voix off recense rapidement les grandes réformes de son mandat. Cette première minute amorce un éloge évident de l’ancien président, remis en question la minute d’après ; alors que défilent les images de son discours d’adieu du 19 mai 1981, la voix off interroge :
Mais que reste-t-il d’un septennat
se concluant sur une défaite ?
En faisant référence au grand projet économique que le gouvernement Giscard n’a su mener à bout, ayant abouti à un dédoublement de cas de chômage ainsi qu’une explosion de la datte, cette voix off pose le jalon de ce documentaire, interrogeant l’héritage laissé par ce septennat n’en demeurant pas moins essentiel dans son projet économique.
Un travelling nous conduit ensuite dans l’enceint des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine. La caméra se focalise alors sur Sébastien Studer, chef du pôle des archives des chefs d’État, qui nous présente les fonds consacrés à Giscard. Tout d’abord, un télégramme de félicitations en son honneur rédigé par le président américain Nixon ; ensuite, un autre, rédigé par le chef d’état soviétique communiste Brejnev, tout aussi élogieuse, vis-à-vis de ce qu’il « apporte au développement et à l’approfondissement de la coopération soviéto-française ». Par la suite, se croisent images d’archives de la date du 25 mai 1974 et témoignages de vive voix livrés par Valéry Giscard d’Estaing lui-même ; les images ont été tournées chez lui, et au travers d’un décor sobre, semble nous y inviter. L’ancien président débute son « auto-débriefing » en qualifiant le protocole de la cérémonie d’investiture, ayant lieu deux jours avant le début officiel de son mandat, de « démodé ». Il avait en effet « changé les règles du jeu » dans une volonté, en témoigne le journaliste Alain Duhamel, de « symboliser sa jeunesse en instaurant une nouvelle forme de proximité […] avec les Français ». Il fait l’éloge de sa volonté d'innover, de se rapprocher des plus jeunes, un cas plutôt considérable chez un président classé à droite.
Défilent alors des images de l’époque, où nous observons un VGE en tenue de ville, avançant à pieds, assurant le dialogue avec le peuple Français. Le journaliste et biographe Éric Roussel poursuit, en attestant que la photo officielle prise pour l’occasion par l’artiste Lartigue, fut la seule de l’histoire de la République française à mettre en avant un « air naturel » pour le président ainsi que le drapeau français en second plan, tout en saluant la singularité du format adopté. Pour autant, elle aurait suscité quelques critiques, mais qui seraient surtout lié à son âge relativement bas. Mais quelle fut sa démarche ?
Par la suite, se succèdent les images du Premier conseil des ministres le 5 juin 1974, marqué, selon la voix off, par ses « décisions symboliques », immortalisées par les notes prises par Claude Pierre-Brossolette, secrétaire général de l’Elysée, rédigées « à la hâte, qui se lit comme une pièce de théâtre ». La caméra s’attarde sur le document ; on peut y lire, de la part de VGE :
[Je suis] ici, pour changer la France
S’ajoute alors au documentaire une dimension faisant écho à ladite théâtralité, mettant le doigt sur les termes pouvant être appliqués à une quête : « difficile », « personnel », ou encore « attaque ».
Dans sa seconde partie, le document, consacré jusqu’alors à l’accession au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, prend alors une tournure nettement réduite de sa neutralité. Elle se concentre désormais sur les moments forts de sa carrière, et s’ensuit de nombreux témoignages, plus minutieux, de la part de ceux qui l’ont connu.
Duhamel s’intéresse à présent au rôle qu’a joué l’ancien président dans la poursuite du projet de la télévision comme objet de propagation des idées, dont De Gaulle est l’emblème absolu. À l’ère des médias numériques, son travail apparaît désormais comme démodé pour le plus grand nombre, ce qui n’enlève en rien son essentialité. La voix off nous fait par ailleurs savoir la multiplication de chaînes de télévision au cours de son mandat. Vers la 13e minute du film, nous observons des captations de l’époque se concentrant sur un marché, avec en fond la mélodie de Douce France, de Charles Trenet ; la voix off nous informe de l’importante inflation « à un taux sans précédent » de 1974. Elle poursuit, en nous faisant part de la démarche appliquée par celui qui a permis l’ouverture aux journaux d'opposition et la retraite à soixante ans pour les métiers les plus pénibles. Tout en desservant l'étau des médias, VGE est ainsi reconnu pour sa volonté de réduire les inégalités. S’ensuit un enregistrement montrant son opposant, Mitterrand, dénoncer certaines insuffisances. La minute d’après, Philippe Augier et Michel Pinton remettent en question la considération de la gauche comme « détentrice des valeurs sociales » ; le maire de Deauville ainsi que le biographique rappellent que VGE a, à sa façon, participé au processus de réduction des inégalités, en étendant par exemple les indemnités de chômage. Le second poursuit, en alertant que tous ces avantages instaurés entre 1974 et 1981 étaient en cours d’annulation par l’actuel – à ce jour – président Emmanuel Macron.
La suite se concentre sur sa rivalité avec le gaulliste Jacques Chaban-Delmas, dont les maladresses lui ont perdre crédibilité au cours des élections présidentielles de 1974. Une archive nous montre alors le maire de Bordeaux, reconnu pour sa longévité, tenant un discours en présence de Jacques Chirac. Ce dernier, à l’époque ministre de l’UDR, appelle alors à signer l’appel des 43 pour tourner la situation à l’avantage de VGE. À partir de 21m, les Archives nationales nous révèlent des documents témoignant d’une campagne rédigée de toute pièce « au feutre bleu », marquée par de nombreuses alliances comme avec Gaston Deferre, socialiste, le tout dans le but de battre le Chaban-Delmas (« J.C.D. ») en « intervenant auprès de ses amis modérés ».
Ensuite, nous nous intéressons à l’un des moments forts du cours de la carrière de notre sujet ; son débat face à Mitterrand, retransmis pour la première fois en direct à la télévision. Les images s’attardent, en toute logique, sur un moment de l’échange resté dans les mémoires collectives pour sa spontanéité, sa structure et son juste reflet des idées véhiculées par les deux camps :
F.M. : - « Le moment est venu […] où il aurait fallu profiter de cette
richesse […] afin que le plus grand monde vive. C’est non seulement
une affaire d’intelligence Mr Giscard d’Estaing,
mais aussi une affaire de cœur.
V.G.E. : - « […] Je trouve toujours choquant et
blessant de s’arranger le monopole du cœur.
Vous n’avez pas, Mr Mitterrand, le monopole du cœur […]
et ne parlez pas aux Français de cette façon.
Le témoignage qui suit est celui de son amie Monique Pelletier, ministre déléguée à la condition féminine sous son mandat, saluant la « prise de risque » du candidat de centre-droit, à proposer des lois relatives à la jeunesse, comme – sous réserve dans un premier temps – l’abaissement de la majorité à 18 ans. Un certain progrès économique, en somme, dont l’efficacité n’est guère démentie par Éric Roussel quelques instants après.
Nous assistons à présent au second témoignage de vive voix du sujet ; après une succession de films mettant en avant la violence provoquée au cours des événements de mai 68, l’ancien président, considérant ceux-ci comme un « grand malheur pour la France », avoue que sa politique s’est grandement inspirée d’une idée de réparation du pays, et d’en assurer le « non-retour ». La lettre, rédigée par ses soins en destination de Mitterrand, fait preuve d’une nécessaire invitation au débat, « en dépit d’opinions divergents ». C’est à l’issue d’images de l’Assemblée nationale (35m) que nous entendons que selon Giscard, jusque-là, la majorité avait tous les pouvoirs, tous les droits, parlait seule, et la malheureuse opposition était réduite à l'impuissance et au silence. Il a cherché des mesures démocratiques qui donnaient davantage de pouvoir à l'opposition. La démocratie est avant tout un débat sur le pouvoir, entre gens du pouvoir et gens exclus du pouvoir. Par conséquent, il nous est fortement suggéré que le changement ne conduit pas à la révolution, mais l'en éloigne.
La chapitre suivant accorde une place toute particulière à un combat actuel, dont VGE fut le grand témoin plutôt que le grand acteur : celui des droits des femmes. Le documentaire montre alors des clichés originaux mettant en avant celle qui est alors la Première Dame française, Anne-Aymone Sauvage de Brantes, apparaissant, telle que décrite par la voix-off, « cantonnée à un rôle de représentation parfaite ». Le documentaire revient par la suite sur la position du président par rapport à l’interruption de grossesse : lors du discours en question, il n’a pas hésité, en effet, à employer le terme « avortement », alors tabou, qu’il suggère de traiter de façon « archaïque ». S’ensuit alors un retour sur sa relation avec la magistrat, alors ministre Simone Veil, lui ayant attribué un rôle dans la légalisation de l’interruption de grossesse. Le film du débat enregistré à l’Assemblée nationale le 26 novembre 1974 intervient, attribuant, par ailleurs pour la première fois au sein de ce documentaire, la parole à une femme politique. Cet épisode est relaté en ces termes par la voix off :
Une illustration parfaite, s’il en fallait une, de la méthode Giscard
Les années suivantes sont synthétisées, finalement, par un programme « sinon conservateur, moins réformateur ». Puis, Philippe Augier confesse, en 1980, ne « plus reconnaître le Giscard du passé ». Se signale alors, l’une des seules remarques soumettant le sujet à des réserves.
Le 10 mai 1981, une alternance va effacer celle que la France vient de vivre sept ans durant : l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Nous observons alors le manuscrit original du discours d’adieux de VGE, le conservateur des Archives nationales se concentrant plus particulièrement sur le paragraphe dans lequel il s’adressait directement à « [son] adversaire ». Roussel écrit alors l’alternance giscardienne comme une balise à l’alternance mitterrandienne, donc sans laquelle les deux mandats du candidat socialiste n’auraient eu lieu tel que nous les connaissons.
Le documentaire se clôt sur les mêmes images que l’introduction, accompagnée par un morceau instrumental empreint de sérénité, signé Philip Glass, figure emblématique de la musique contemporaine. Bien que l’aspect culturel n’ait guère été abordé par le film, cet épilogue possède une lecture symbolique digne d’intérêt, puisque marqué par le renouveau de la gouvernance Giscard.
Tout en constituant un résumé efficace d’un septennat reconnu et approuvé, 1974 : l’alternance Giscard est un éloge dont la nuance s’avère en demi-teinte.
Effectivement, nous constatons par exemple, au début du documentaire, que la voix off mentionne une « crise », sur laquelle elle ne s’attarde absolument pas, montrant la dispense du documentaire à évoquer les faux-pas de son sujet. La crise économique est suggérée, plus grande défaite du septennat en question, est réduite à seulement quelques mentions çà et là au début et à la fin de cette biographie. VGE est-il réellement remis en cause à un moment donné, et pas seulement vis-à-vis de cet épisode dramatique ?
Ce documentaire s’inscrit comme une antithèse totale au 1974, une partie de campagne (2002), réalisé par Raymond Depardon, bien plus critique : pourtant, c'est Valéry Giscard d'Estaing lui-même qui commanda ce film au cinéaste-photographe, mais le politicien, contrarié par le résultat, en a interdit pendant vingt-huit ans la diffusion en raison de l’image qu’il lui donnait. La principale force de ce film était de simplement se baser sur le montage des images d’archives pour exposer l’opinion de son auteur sans jamais le dire de vive voix. VGE est ainsi souvent tourné en ridicule en raison entre autres de plusieurs moments durant lesquels il est filmé en train de perdre son sang-froid, et paradoxalement, semble jeter des regards complices à la caméra à rythme régulier – ce qui n’était guère réciproque. Le film est par ailleurs révélateur des stratégies de communication à la télévision, en témoigne le vouvoiement entre VGE et ses conseillers.
Comme l’a fait remarquer l’avis émis par l’hebdomadaire culturel de gauche Télérama, le film se concentre finalement bien peu sur la décadence de la politique de VGE, qui outre sa faille dans le domaine économique, a perdu sa bataille contre le chômage, ayant doublé considérablement, ainsi qu’une explosion de la dette. Cet hommage télévisuel faillit, ainsi, dans sa dimension critique. Sur cette lancée, le document s’attarde par ailleurs assez peu sur sa rivalité avec le candidat socialiste Mitterrand durant la campagne des élections de 1981, année de sa défaite.
Ainsi, tous ces témoignages demeurant en provenance de proches ou de spécialistes de la personne de VGE, offrent un regard positif et, à défaut d’objectivité, argumenté sur l’homme politique décédé en décembre 2020 à l’âge de 94 ans. Là où le documentaire politique s’accorde d’habitude à désacraliser le personnage politique, celui-ci change la donne. Non-dénué d’une argumentation convaincante, la production de Public Sénat mise finalement davantage sur le divertissement, avec ses témoignages décontractés et une mise en scène scolaire.