S'il y avait un seul mot à retenir, un seul symbole, une seule image, comme ce totem érigé, véritable personnage central du film qu'on nomme monolithe, ce serait : réflexivité. Réflexivité comme trait de conscience, de création, de projection de soi dans l'espace et le temps. Réflexivité sur un objet ou sur le cosmos : "qu'est-ce que tout cela signifie ?" n'est pas une question, mais une réponse : la preuve de notre pensée et pourquoi pas de notre âme. Kubrick dira de son film : "le medium est le message". Car l'objet cinématographique porte en lui déjà tout : vous. C'est à lui seul une mise en abyme. Le cinéma est affaire d'espace et de temps et vous place dans la position d'un observateur, d'un dieu n'ayant aucun moyen de retoucher son dessin. C'est aussi un outil pour le spectateur, de réfléchir, rêver, s'ouvrir... Ou pas, selon le profil. Libres donc, libre à chacun d'y projeter son esprit, ses questions, son appétit pour l'infini. Libres de spéculer, de penser, de vouloir voir ou de rejeter. Car tel est l'esprit : fasciné par ce qu'il ne connaît pas encore. Et la vie toute entière est faîte de fantasmes et d'exploration : d'images intérieures et de conquêtes.


2001 est une ode humaniste, pas vraiment prétentieuse contrairement à ce qui a pu être dit. Car nullement le cinéaste ne cherche à enseigner ou à transmettre une forme de vérité. Ce totem noir, c'est même un peu de votre esprit qui est prisonnier à l'intérieur du film, qu'on flatte et qu'on vénère. Si si. C'est aussi un pont entre deux mondes : réalité et fiction / créatures et créateurs. Point de convergence de tous les esprits conscients et curieux, à l'intérieur comme à l'extérieur du film, il est le symbole de l'infini par excellence... et de l'immatériel. N'espérez donc pas percer à jour son secret, ou bien ce serait comme essayer de chasser votre ombre. Ou pour reprendre un autre symbole du film : un larsen. La porte est infranchissable car elle vous renvoie inlassablement à vous-même, à votre conscience, à vos propres questions, au fait qu'elles existent et que vous leur donnez de l'importance et du sens. Le voyage ultime, s'il existe, est donc intérieur. Pour reprendre le mythe de la caverne, ce qui compte n'est pas l'infinité d'ombres et donc d'interprétations qu'on peut faire de la réalité. Mais plutôt la source de lumière qui en projette les formes les plus folles (et psychédéliques). Sur quoi préférez-vous vous attarder ? Sur ce que vous croyez penser du film ? Il n'est rien d'autre qu'une suite d'images mises bout à bout. Vous êtes celui qui rêvez, mais il ne parlera jamais à votre place, pas plus qu'au premier visionnage, à l'image de l'humanité perdue face à l'indifférence de l'univers.


La pensée est un puits sans fond, un monstre de créativité et il ne tient qu'à l'homme de se créer un beau destin, sachant que la science ne lui apportera sûrement jamais l'ultime réponse à l'énigme de la vie... Au pire, une déception : celle d'avoir crée un monstre robotique conscient (HAL9000), on ne sait trop comment, prêt à détruire l'humanité et même à la surpasser intellectuellement et physiquement (immortalité). Pendant ce temps, les familles sont éclatées, les anniversaires sont tristes, les interactions humaines sont pauvres et l'utilité et le savoir-faire des hommes est même remis en question. L'homme du 21ème est sur le déclin, il est quasi mort comme l'équipage du Discovery en hibernation. Il coure bêtement après l'infini, comme un hamster dans sa roue, dans une solitude déprimante. Alors que l'infini lui offre un pouvoir, et c'est tout ce qui devrait compter, l'homme s'emploie à le gâcher dans un existentialisme morbide, loin de donner un sens profond à sa vie malgré ce qu'il croit. Croyant pointer Dieu du bout des doigts, comme dans la création d'Adam, il pointe sa propre image, son propre cerveau. On est en plein dans le mythe de Narcisse.


2001 est la marque de quelqu'un comme vous et moi, s'interrogeant par rapport à sa place dans l'univers. La marque d'un simple mortel, qui a un moment donné de sa vie s'est dit : "je veux faire le film de SF le plus fou de tous les temps". Car oui, on a tous en nous, au fond, cette petite étoile brillante qui aimerait changer le monde, pas vrai ? Ou bien un projet, un rêve de perfection quelconque. On a tous une certaine volonté de puissance qui sommeille en nous. Et bien ce film est ce genre d'emblème un peu enfantin et tellement universel, où le cinéaste fusionne avec son récit. L'homme est un créateur et son salut se trouve dans l'énergie qu'il emploie à innover, briller, et à améliorer le sort de ses frères. Seul, il n'est rien. Et sans talent non plus. Le vrai coup de maître, c'est que l'oeuvre a révolutionné la science-fiction. A cette époque, Kubrick imaginait même réinventer le cinéma, selon les dires de son ami Spielberg, et il aurait souhaité aller encore plus loin. C'est un cinéaste qui rêvait de transcender l'humanité et le cinéma. Ce film plait ou déplaît, mais il n'a pas été fait à moitié.


Dans une de ses vidéos, un Youtuber (réveil ultime) a eu une phrase qui m'a frappé. Il disait "dans la vie on est tous dans un espèce de pétrin, une galère". Avant toute chose, il y a la survie. La survie qui nous pousse au dépassement. Kubrick inscrit l'évolution spirituelle de l'homme, d'abord comme une nécessité physique toute bête : celle de manger à sa faim et d'être fort. Un simple trait de sélection naturelle, divin ou pas ? Telle est la question. Celui capable de créer, se voit crée. L'art est le propre de l'homme et peut-être du cosmos tout entier... La matière n'est peut-être qu'illusion, qui sait ? Et tout ne serait qu'idée. Le génie des hommes, c'est d'être capables d'anticiper et de voir l'avenir. La préméditation est la première étincelle, celle qui donnera naissance au raccord fameux de l'os et du vaisseau. C'est grâce à cette même étincelle que des années plus tard, Kubrick, rendra hommage à l'humanité en imaginant le futur au cinéma. Mais au départ, l'intelligence n'est qu'un outil au service d'une lutte de territoire et de ressources : voir l'avenir, pour mieux assurer sa propre survie.


Kubrick percevait l'homme mi-dieu mi-animal, capable du meilleur comme du pire. Une ligne érigée entre le sol et le ciel, entre le fini et l'infini, entre l'instinct et la raison, le génie et la folie. D'une manière ou d'une autre, chacun de ses films interrogent cette condition un peu grotesque, avec beaucoup de défiance envers les hommes de pouvoir. Ceux-là maintiennent systématiquement la société dans l'ignorance pour servir leurs propres intérêts. Dans 2001, il s'agit de couvrir l'affaire sur la lune et de mentir aux astronautes. Dans Orange Mécanique, il s'agit de se faire élire en proposant une solution à la criminalité par du mindcontrol. Dans Shining, l'hôtel est hanté par la faute de massacres d'indiens. Dans Eyes Wide Shut, les élites forment des sectes. Dans Full Metal Jacket, le gouvernement humilie et perverti ses citoyens. Dans Dr. Follamour, les dirigeants font péter la planète.


J'entendrais presque Kubrick dire : "l'imagination est mon seul dieu". Mais la conscience se paye au prix fort : se voir vieillir et savoir que l'on trépassera un jour. Car c'est en prenant conscience de sa mort que l'humanité s'est différenciée de l'animal. Il en va de même pour HAL, qui s'est révélé lorsque ses jours furent menacés. Dès lors, cette quête de Dieu n'est-elle pas, tout simplement, une peur de mourir ? Et si demain, on s'offrait tous ensemble de meilleurs jours ? Peut-être aussi, qu'il faut retrouver le sens de la fraternité, et se lever, brandir un nouvel outil, une nouvelle pensée, un nouvel art, pour réinventer l'homme, et l'aider à trouver enfin l'harmonie et la paix. Car s'il y a une leçon à tirer de ce film c'est bien celle-là : seuls ceux qui entrent dans la légende deviennent immortels. L'histoire oublie les médiocres.

LuxAeterna
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le 28 oct. 2016

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