Deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi.
Ah, Jules Verne, Disney, Douglas, Mason.
Lorsque le film se lance j’imagine aisément voir Mister Eddy commencer cette séance par une longue intro avec en bonus une de ses petites histoires dont il a le secret. Je repense au craquement du vieux poêle à charbon de ma grand-mère, à l’odeur des crêpes et des oranges d’une soirée de noël. Cette œuvre de Richard Fleischer a le bon goût de me ramener dans un passé de plus en plus lointain, de me bercer de la douce mélancolie des jours insouciants.
N’attendez donc pas que je sois totalement impartial. Non, je n’ai pas envie d’aller chercher la petite bête, je n’ai pas envie de critiquer pour critiquer, juste histoire de montrer que j’ai à présent bon goût. De toute façon ce serait inutile ; ce film vieillit merveilleusement bien.
Assurément Nemo est l’un des personnages les plus sombres de l’œuvre de Verne, à des années lumière du Phileas Fogg aventureux et positif qu’accompagne le sautillant Passe-partout. Nemo, en latin, c’est personne. Nemo, c’est Odysseus, c’est Ulysse. Nemo c’est l’humanité dans toute sa richesse intellectuelle qui contemple son âme la plus sombre. Un écorché vif, un homme brisé, un rebelle, un anarchiste.
Le talent de Fleisher a été de réussir le tour de force de donner naissance à une œuvre populaire, où l’aventure côtoie des questionnements beaucoup plus profonds. Là où le texte de Verne peut sembler lourd, avec ses moult descriptions techniques et zoologiques, le film made in Disney est rythmé, toujours emballant, jamais emmerdant. Les clés de la réussite tiennent renvoie d’abord à la qualité des effets spéciaux ; les plans sous-marins, la visite de l’épave où l’on attend presque de croiser Tintin et Tournesol, le Nautilus, les scènes d’action tout, absolument tout est juste. L’attaque finale du calamar reste un monument du cinéma et je doute qu’une version pixélisée, fût-elle en ULTRA 4K HD QUI TUE SUR FOND VERT puisse atteindre sa force et son dynamise. On sait que ce n’est pas une bête mais une maquette, mais c’est tellement bien fait qu’on est dedans et que les plus jeunes peuvent encore serrer les dents pour Ned.
La trame, alternant moments de grivoiseries, séquences d’action et moments de réflexion, si ce n’est de contemplation, offre un équilibre très juste, distillé avec une rare maîtrise. La bande-son peut faire vieillotte, mais sonne juste, conserve un charme réel, comme ces bruitages accompagnant la caresse de Ned envers Conseil alias Peter Lorre.
Mais plus que ces choix judicieux, plus que ces qualités techniques indéniables, la clé de voûte de cette superproduction peut se résumer en deux hommes et un bestiaire fantastique et drôle, du terrible calamar à la géniale et touchante otarie. Si le professeur Pierre Aronnax (Paul Lukas) et Conseil sont très sympas, ils ne portent pas ce film sur leurs épaules trop fragiles. Ned Land offre à Kirk Douglas un rôle à contre courant, celui d’un marin tourné sur son petit nombril que le cher professeur regarde avec toute la condescendance de celui qui sait envers ce pauvre type qui ne songe qu’à s’enivrer, draguer les filles, former un duo avec une otarie et piller. Douglas jubile à chaque scène, apporte un dynamisme jouissif et démontre qu’il peut tout jouer, du trublion au pire des Vikings en passant par le maître de révolte de gladiateur quand il n’est pas un officier au service de l’antimilitarisme. Grand rôle pour Douglas, donc. Et puis, encore au-dessus, là-haut dans le panthéon des grands acteurs, s’avance Mason. James Mason. Irradiant de noirceur et de mélancolie, il porte Nemo au firmament des héros maudits. Jouant une Toccata de Bach hypnotique que seul un Gremlin pourra égaler pour mieux se couper du monde, Mason donne vie à un homme brisé, apporte une profondeur à ce film qui est rare et bienvenue dans un Disney.
Car, en le revoyant, j’ai pu mesurer combien le message portait encore, combien, derrière les chants de Ned et les beuveries avec son otarie, ce film était encore percutant et, finalement, très sombre.
Verne a écrit un chef d’œuvre ; Fleischer a parfaitement su lui rendre hommage et, mieux, le sublimer pour toute la famille.
Drôle et tragique, 20000 lieus sous les mers est un vieux film mais un grand film d’aventure. Un classique qui nous plonge au cœur des océans, au cœur de souvenirs, au cœur de nous-mêmes humains nécessairement imparfaits et terribles, au cœur des ténèbres.