Le Havre, ses immeubles sans grâce conçus après-guerre, aux lignes rectilignes incisives et raides dans cette grande Avenue déserte devenue bientôt scène de crime, son port et ses docks telle une présence maléfique, diffuse et impalpable à l'image du gigantesque porte-conteneur Andromède dont les flancs noirs fendent les flots : le décor est planté et avec lui l'ambiance trouble, poisseuse et angoissante d'un film résolument noir qui ne laisse pas d'interpeller en chacun de nous cette part d'ombre qui sommeille.
On oubliera très vite l'auteur de ce crime perpétré en pleine nuit sur une jeune étudiante sauvagement poignardée pour se concentrer sur les êtres, les visages fermés, les réponses évasives ou les allégations du genre "je dormais, je n'ai rien entendu" : 38 témoins qui se taisent, guettant derrière les voilages les hommages rendus à la victime et les bouquets déposés sur le trottoir.
Pierre lui aussi se tait, sombre et fermé, l'ombre d'un homme que sa femme ne reconnaît plus depuis son retour, rongé par une culpabilité qui le détruit jour après jour car cette nuit-là il a entendu ce qu'il n'oubliera plus: le cri répété, sauvage et terrifiant qui transperce les tympans, effroyable, inhumain, dernier sursaut de la vie qui se bat avant le grand silence.
Une loi du silence brisée par un seul, devenu pour les autres cette balance qui met à mal leur petit confort, leur petite vie frileuse et égoïste où la lâcheté s'inscrit désormais en filigrane pour ne plus les quitter.
Lâcheté individuelle et collective qu'exprime très bien le Procureur dans sa phrase :
"Un témoin qui se tait, c'est un salaud, trente-huit c'est
M-Tout-Le-Monde : je ne poursuivrai pas."
Un film qui a le mérite de dire les choses sans langue de bois, soulignant cette volonté d'ordre social qui dans toute affaire sensible passe avant même la recherche de la vérité, et qui malgré quelques longueurs et redondances traite le propos de manière efficace avec des interprètes tout à fait convaincants.