Abel Ferrara n’a pas peur : 4h44, un film intimiste sur l’humanité

Il y a une chose de regrettable dans le fait de ne pas avoir été présent à Bugarach le 21 décembre dernier, celle de ne pas avoir pu observer la réaction de ceux qui pensaient être aux premières loges d’une apocalypse dont ils seraient les seuls survivants. Dans une moindre mesure, mais tout aussi intéressant, observer les réactions des spectateurs de 4h44, qui – comme ceux de Bugarach – n’ont pas eu l’apocalypse qu’ils souhaitaient, est une activité à laquelle il convient de se livrer. C’est avec ce petit exercice qu’on prend la juste mesure du film d’Abel Ferrara, et du discours qu’il nous sert implicitement, auquel les spectateurs vont souvent opposer leur frustration. Ce film, Ferrara nous le présente humblement, mais avec une posture claire : il n’a pas peur, et ose livrer un film intimiste sur l’humanité, même s’il déroute au premier abord.

D’une part, Abel Ferrara n’a pas peur des images, puisqu’il assume leur omniprésence. Le film est emplit de flux d’images, notamment via un jeu d’écrans (réels tel les TV, tablettes et ordinateurs, ou métaphoriques comme les fenêtres). Ces images – d’interviews, de reportages, ancrées dans le réel ou oniriques -, on ne sait parfois pas si elle proviennent de la TV ou de l’esprit même de Cisco, le personnage principal du film. Elles viennent souvent se jeter sur l’écran, par de nombreux fondus enchainés, liant de fait ces images à l’intériorité du protagoniste, ainsi que par un processus de surimpression récurrent, ou les images se chassent les unes et les autres, et ou elles alternent avec les personnages du film dans leur appartement-atelier new-yorkais.

D’autre part, Ferrara n’a pas peur de l’intimité, fut-elle physique ou spirituelle. Effectivement, il se dégage du film la quête d’une certaine proximité physique (on embrasse notamment une photo ou un ordinateur, en tant qu’objets personnifiés), mais cette recherche est plus charnelle qu’érotique, à l’image de la longue scène de sexe au début du film, où les caresses des amants priment sur des actions plus phalliques. Quant à l’intimité sentimentale ou spirituelle, Ferrara tient son sujet et ne fuit pas. Le couple est constitué des deux pendants de la personnalité du Abel Ferrara d’aujourd’hui, (mais pas de son alter ego, qui est plutôt à chercher du côté de Ray Ruby, protagoniste de Go Go Tales). Ce couple, c’est Cisco – calme mais pas serein – et Skye – véritablement apaisée et pleine de sagesse bouddhiste ; cette relation n’est pas aussi fusionnelle qu’il n’y parait durant la majorité du film, mais atteint une parfaite symbiose à sa fin. A cet égard, illustre parfaitement la situation une phrase de Nietzsche : « Ce n’est pas dans la façon dont une âme s’approche d’une autre mais dans la façon dont elle s’en sépare, que je reconnais son affinité et sa parenté avec elle ».

De fait, on assiste à un phénomène singulier devant 4h44, puisqu’on arrive vers la fin du film à un point de rupture, où le regard sur l’œuvre change de direction. Ce changement s’opère à partir de la scène où Cisco est sur sa terrasse avec sa paire de jumelles, le ciel déjà plein de ce qui paraît être des aurores boréales. A ce moment, le calme l’a quitté, mais pas seulement : Ferrara, qui jusque là était présent au sein de chacun des deux amants laisse ici sa place au spectateur. De ce geste surprenant mais bienvenu découle une évolution du discours.

En effet, jusque là on pouvait s’interroger sur l’intention de l’auteur, qui était plutôt vague, où se mêlaient – sans aucunement être putassier – discours écologique, considérations métaphysiques, posture bobo, montage racoleur et relents new age. Mais à partir de cet instant, où Willem Dafoe affiche sa détresse sur sa terrasse balayée par le vent, on perçoit où Ferrera vous nous emmener ; à l’image de la peinture de Skye, qui durant tout le film est abstraite pour finalement constituer le fond sur lequel se détachera un motif net.

Ici il s’agit d’un serpent se mordant la queue, symbole évident de l’Homme seul coupable de son funeste destin, cette forme cyclique étant également présente dans les génériques de début et de fin. Ce serpent, est le produit de l’égoïsme et même du narcissisme des hommes, qui à force de se regarder vivre ont finit par donner raison au discours bouddhiste du film : le monde disparaît parce qu’on cesse d’y croire, on ne le regarde plus, il n’est devenu qu’une simple image dans nos esprits.

Mais face à cette vision eschatologique on peut être frustré, comme les originaux au pied du pic de Bugarach. Même si on ne désire pas voir le chaos se déferler sur Terre, on apprécierait une belle fin du monde – comme dans Melancholia – ; quant au parti prit d’un certain réalisme, de montrer la fin de gens ordinaires, il peut décevoir. C’est alors là qu’il faut se remémorer la scène charnière évoquée précédemment, où Abel Ferrara nous invitait à prendre le temps de contempler tandis que pour la première fois l’eschaton devenait visible et concret, où Cisco lutte face à la panique pour observer avec ses jumelles et les cheveux au vent, comment ces voisins affrontent leur immuable fin. Ainsi, on se dit en premier lieu que l’homme ne mérite pas une fin épique et solennelle, et qu’au contraire il devrait disparaître de manière pathétique, une fin à son image en somme, comme cela semble au début être le cas. C’est dans cette optique que s’inscrit le frère de Cisco, qui refuse de se droguer une dernière fois pour ne pas que sa sensibilité soit altérée, pour faire face « au bruit et aux lumières », pour affronter la fin, sa fin, sans détour ; pour l’assumer.

Mais si on prend le temps, alors que tout nous pousse à l’inverse, que voit-on réellement ? Une fin du monde sans grandes fêtes superficielles – comme dans Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare -, ni chaos grandiloquent – comme dans 2012 – ; simplement des gens qui s’assument, sont simples et intègres avec leurs proches à l’instar de Skye et sa mère, puis de Skye et Cisco. Les personnages ne se mentent pas, acceptent leur sort et s’y soumette avec dignité, faisant alors – contre toute attente – de cette fin du monde, la plus belle.

Créée

le 15 janv. 2013

Modifiée

le 3 sept. 2013

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Cthulhu

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