Assurance sur la Mort, c’est d’abord, dans la nuit blanche du générique, l’ombre en grisé d’un homme qui, béquille alerte, traverse haut le pied (plâtré) cartons et fondus-enchaînés avant de se perdre dans le récit où il vient de s’installer, menace constante pour les personnages, dont il constitue à la fois la honte, le remords et la convoitise. Puis les phares blafards d’une lourde voiture viennent trouer le voile d’un début de journée caniculaire à Los Angeles, port de l’angoisse : d’où elle vient, où elle va, on ne le comprendra qu’à la fin. Et le mystère s’étend s’étend comme la matinée se lève, déjà rythmée de cette mélodie en mineur qui conduit le film de Billy Wilder vers l’inéluctable. L’œuvre ne doit d’être au monde qu’à la Warner. Il s’agit d’une production Paramount, commandée au cinéaste pour rivaliser avec les bandes de gangsters où Huston, Curtiz et Hawks brillaient à longueur de contrats. Pour adapter la nouvelle d’origine dans laquelle James Cain reprenait son thème des amants criminels, déjà couronné de succès par Le Facteur sonne toujours deux fois, Raymond Chandler fut engagé. C’était miser sur le brio et la confusion, les intrigues de l’écrivain ne se distinguant généralement guère par leur clarté linéaire. Or miracle : Wilder remit de l’ordre dans un script au départ intournable et le transforma en épure, comme s’il s’agissait pour lui de ne conserver que les archétypes du roman noir, en gommant le monde grouillant des comparses pittoresques qui tenait habituellement lieu de contexte crédible. Ici, pas de réalisme. Au contraire, un univers étrange, glauque, dont l’érotisme trouble baigne la moindre plante en pot, le moindre coin de bureau, les divans, les silences et les ombres. La progression dramatique y est d’une rigueur infaillible et ne tolère aucun faux pas dans son traitement, à l’instar du plan machiavélique qui y est implacablement exécuté. Tout est réglé comme du papier à musique, et pourtant le cinéaste ne s’enivre pas de cette perfection technique au point d’oublier les rapports psychologiques et l’ambiance vénéneuse dans laquelle les protagonistes évoluent.


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Double Indemnity : le titre terre à terre ne désigne pas seulement le sujet du film, une escroquerie à l’assurance suivie d’un beau crime presque parfait, mais symbolise aussi ce couple qui se hait en s’embrassant et s’aime en se tuant à moitié. Chacun veut au départ se dédommager. Dès sa seconde visite à celle qui n’est pas encore sa maîtresse, l’assureur dindon de la farce lance tout de go qu’il ne participera jamais à un meurtre quelconque. La femme, qui n’a encore rien dit, le laisse s’enferrer avant de jurer qu’à aucun moment l’idée de liquider son époux ne lui a traversé l’esprit. Double aveu, double mensonge. La séquence suivante le prouve, qui fait de ces ennemis deux amants prêts à tout, scellés l’un à l’autre par un pacte perfide. Leur union sur un canapé déjà mouillé est celle du reptile avec la mangouste. Un duo de cannibales. Femme fatale jusqu’au bout de sa cheville prise dans un collier d’or, Phyllis Dietrichson (Dietrich comme Marlene, dont Barbara Stanwick est l’arrogante descendante) va inexorablement tisser sa toile et dévorer son pigeon trop sûr de lui, après l’avoir fasciné. Mais lui-même, comme mû par un fatalisme irrationnel, renonce vite à lutter. Présenté d’abord comme un garçon sans problème, tout feu tout flamme, Walter Neff se laisse peu à peu éteindre, conscient d’être vaincu par ses faiblesses. La boîte d’allumettes qu’il sort toujours à propos pour son ami Barton Keyes lui échappera après que Phyllis l’ait, une dernière fois, frappé de malédiction. Au dernier plan du film, c’est le détective qui allume au héros moribond son ultime cigarette. Ce minuscule accessoire, évoquant un avenir en cendres, brise les liens d’une rencontre qu’un simple échange de boissons suffit à montrer comme impossible. Walter exige de la bière lorsque sa future partenaire lui tend du thé glacé. Deux univers se portent un toast empoisonné : lui ne vit qu’avec des inconnus ; elle doit des sourires incessants à son époux et à sa belle-fille. Malgré tout, un embrasement s’empare d’eux et les plonge dans la clandestinité des coupables. Leurs conciliabules se déroulent, furtifs et un peu ridicules, parmi les boîtes de conserve d’un supermarché trop éclairé où de grosses dames flanqués de marmots bruyants les bousculent. Dans ce microcosme du monde de l’abondance, ces deux êtres tremblent, dérisoires, pour de l’argent.


C’est le moteur du film, comme celui de nombreuses autres grandes œuvres de l’auteur. Les principes d’inversion constituent bien sûr l’une des composantes cruciales du cinéma de Wilder. En engageant Barbara Stanwick et Fred MacMurray, vedettes habituées aux emplois souriants dans des comédies plus ou moins sentimentales, pour interpréter des crapules ordinaires, il impose son goût de la subversion avec un sens de la nuance qui lui permet de tromper la censure. Pour la première fois dans sa carrière, une femme cupide lui inspire quelques chapitres d’une noire amertume, qui s’exprime beaucoup par le dialogue. Grinçant, étincelant, acerbe. Amorce du mélange des genres qui s’avérera par la suite si constitutif de sa personnalité : aux sombres feux de l’intrigue répondent les lueurs plus douces d’un comique de mots volontiers sardonique. L’envolée du détective Keyes (nom qui rassemble à lui seul tous les privés du Nouveau Continent) sur son métier ("Je suis à la fois un inspecteur, un chirurgien, un conférencier, un chien sanglant"), doit autant à Wilder qu’à Chandler. Ironique désenchantement d’un homme que ce métier fait vivre par romans interposés et d’un autre, brusquement dépaysé, affrontant un pays et une atmosphère trop vastes pour lui. Contrairement à Walter, qui veut concevoir l’histoire à sa façon, Barton non seulement la critique mais imagine comment la démonter. Le premier cogite l’action pour satisfaire des désirs sexuels inavoués, en rupture et en révolte avec les règles de la société (prosaïquement une firme d’assurance), et ne peut du coup qu’échouer. Le second étudie les statistiques pour dévoiler les machinations en se fiant autant à son intelligence qu’à son instinct, et s’est fait une règle d’appliquer la loi dans une quête pulsionnelle de la vérité des faits (le "petit bonhomme" qui le tenaille dans la poitrine), sans se rendre compte que cette passion est tout aussi, sinon plus néfaste que celle de son ami. Transposition à peine voilée d’une séance de travail créatif : la narration débute, de façon fameuse, par l’aveu de l’auteur du crime face à un dictaphone, comme on le fait pendant l’écriture d’un scénario, et qui devient finalement le bon et le vrai script du film. Car une histoire est aussi une machine qui emporte dans un voyage entre réel et imaginaire, à l’instar de celle menant William Holden dans la villa enchantée de Norma Desmond, à l’instar ici de celle conduisant Neff au siège de sa sa compagnie, édifice qui de jour lui est familier mais qui, de nuit, revêt de ténébreuses traces gotiques, tel un vieux manoir dans l’arsenal de l’horreur.


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De fait, le personnage-clé du récit n’est peut-être ni la garce en perruque platine ni son complice manipulé mais bien le limier perspicace, obstiné, auquel Edward G. Robinson prête ses traits. Il est d’une certaine façon le double du cinéaste, jamais dupe des apparences, familier jusqu’au pessimisme de la noirceur du monde, lucide jusqu’au cynisme quant à la nature humaine, bien qu’il s’aveugle par affection pour son collègue. Âpre et lucide bien que plus misanthrope, le cinéma de Wilder offre un portrait caustique mais compréhensif de l’animal humain, et Assurance sur la Mort en témoigne. Pourtant de nombreux plans ressemblent ici à des plans de défense. L’agressivité elliptique avec laquelle le réalisateur filme le visage lisse et glacé de son actrice au volant du véhicule tandis que le mari, assis à côté d’elle, est en train de se faire assassiner, indique en un panonceau superbement éclairé un danger mortel. Femmes, je vous hais. Tous dans cette séquence le pensent : l’époux soudain mis en présence du monstre qu’est sa compagne (laquelle a tué sa précédente femme), l’amant contraint à une besogne que sa médiocrité initiale ne le prédisposait guère à accomplir, et le spectateur qui condamne la créature tout en l’adorant, comme un trésor interdit et maléfique. Les cent mille dollars après quoi court le couple posent d’ailleurs un problème : leur emploi. Walter ne semble pas désirer de promotion sociale et refuse la fonction d’assistant que lui propose Keyes, poste il est vrai davantage payé d’honneur que d’espèces. Phyllis jouit quant à elle d’une position enviable, son conjoint trayant des centaines de puits de pétrole loin d’être taris. En réalité, le manteau de la liberté s’est abattu sur les épaules de ces deux individus que le poids des habitudes finit par pousser au pire. Alors ils jouent à un quitte ou double romantique, alliés le temps d’un meurtre et séparés par la découverte d’un secret : la femme vénale et toxique n’aimait pas Walter mais s’en servait comme d’un instrument. Pour lui, l’impact de leur rencontre est un "tisonnier incandescent entre ses mains", métaphore conjointe du sexe et de l’arme à feu. Phyllis se dit enfermée par son mari qui la tient si court qu’elle ne respire plus, mais le sort se rebiffe. À l’instant où elle tire, Walter la sert contre son cœur et l’abat. Mourant, il avoue : "Je n’ai pas eu la femme, et je n’ai pas eu l’argent."


Il y a dans la manière dont il se confesse, au fur et à mesure qu’il perd tout son sang, une sérénité, un détachement, une forme de sagesse résignée qui le conduisent à la mort presque apaisé et heureux. Petit-bourgeois dépassé par plus noir et plus ambigu que lui, fidèle au fond à des croyances qui veulent à tout prix le triomphe du bien, il expire repenti, lavé de son horrible péché. Son murmure pendant que la nuit envahit l’écran possède la transparence des discours qui ferment les tragédies antiques, l’association de l’image et des phrases plus soufflées que dites constituant comme un chœur grec. C’est l’aboutissement d’une fatalité que l’anti-héros avait ressentie juste après l’assassinat. Six ans avant Boulevard du Crépuscule, le cinéaste aborde déjà le cinéma comme une danse macabre, un art de magnifier les fantômes et de s’abîmer sous le poids du destin. "Je n’entendais plus mes pas, avoue-t-il, c’étaient ceux d’un mort." Les béquilles du mari défunt martèlent son crâne de victime par naïveté, et sa dernière entrevue avec sa maîtresse enfin démasquée ressemble fort à un suicide, sensuel comme les approches de séduction avant l’acte d’amour. Le geste de Phyllis au coussin sous lequel se tait encore pour quelques instants la gueule courte d’un revolver, la façon dont elle porte la main à ses cheveux trop blonds forment les atouts d’un grand jeu morbide et pernicieux auquel un innocent vient de perdre. Assurance sur la Mort quitte alors les allées du thriller pour les salons feutrés du mélodrame sophistiqué, si bien que parti d’une intrigue policière on se retrouve en plein Sternberg, l’ornementation visuelle en moins. Wilder s’en tient à la pureté d’une esthétique hollywoodienne au premier degré : montage coulé mais nerveux, plans filmés straight mais parsemés d’audaces, comme le début du récit-off sur un panoramique surplombant les bureaux de l’agence — lesquels annoncent ceux de La Garçonnière et du Procès de Welles. L’insolite mariage du film noir et de la passion mythique garantit à ce modèle absolu du genre une assurance de vie sans échéance, illimitée comme la soif de l’homme de se dépasser, de s’étourdir, et d’aimer à en mourir.


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Thaddeus
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le 4 sept. 2022

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