Franchement, c'était trop bien !
Ils vont traumatiser les mômes, mais c'était trop bien !
[Avant tout, si ça n'a pas été assez relayé par la machine promotionnelle : ne lisez pas avant de l'avoir vu. Ici j'essaie de ne rien révéler de crucial hors des balises, mais un film tel qu'Infinity War vaut la peine qu'on le découvre le regard vierge.]
Alors, je pourrais toujours faire mon péteux et renâcler ici ou là. Que la musique est fade. Que trop de dialogues sonnent comme s'ils sortaient d'un générateur de répliques automatique. Que le passage obligé de ces batailles en fanfare sur de grands plateaux déserts est un peu lourdingue – en même temps, tu vas voir un film du Marvel Cinematic Universe, ça fait partie du lot. Que les Russo ont une réalisation souvent soit fébrile, soit terne, et que tout ce mouvement et tout ce découpage ne viennent que trop rarement souligner quelque chose de signifiant à la mise en scène – à ce propos d'ailleurs il est à remarquer que c'est aux quelques relatifs moments de calme que jaillissent les meilleures idées...
... tel ce jeu de symétrie entre le déséquilibre d'une dague à deux lames que Thanos tend à Gamora enfant sur le bout de son doigt, et la moitié de population abattue par ses hommes en arrière-plan.
M'enfin bref : globalement, trop rien en dehors des trucs usuels qu'on est habitué à reprocher à la franchise, quoi.
Et à vrai dire, on s'en tape : il y a Thanos !
Qu'ils osent faire ce qu'ils viennent de faire sur un machin avec un budget aussi monstrueux, je crois que c'est une audace à marquer d'une pierre blanche. Faire du grand antagoniste le cœur du film était la façon la plus ingénieuse d'éviter l'effet de saturation que risquait de provoquer la surcharge en personnages : ici les héros sont au plus une multitude impuissante tentant de freiner la fatalité, et Thanos – colossal, implacable, terrifiant – de tenir à lui seul la colonne vertébrale du récit. Mais plus que cela, ce qui sort Thanos du commun des grands méchants, c'est qu'il ait été écrit comme un personnage tragique dont il nous est possible d'épouser les vues et le drame, et avec lequel il est même proposé de compatir.
Thanos est un titan, et c'est à cette hauteur que le film entend le placer. Il est une figure presque achevée de la toute-puissance, mais d'une toute-puissance rongée par la question de sa responsabilité éthique face au monde. Il est, pour faire simple – à l'exception éventuelle de Killmonger dans Black Panther – tout ce qu'aucun antagoniste de la franchise n'avait été : un être dont l'exigence morale est la malédiction, animé de sentiments contradictoires mais mû par l'idée qu'il se fait de son devoir (cette idée fût-elle folle) et prêt à sacrifier son amour à sa tâche. Ni appétit du pouvoir pour le pouvoir (dans l'intimité, Thanos dédaigne son trône et préfère s'asseoir sur les marches en contrebas), ni jouissance absurde prise à la destruction (on ne compte pas ses expressions de répugnance et de lassitude devant le spectacle de la violence qu'il est lui-même amené à exercer).
Rien que l'idée – forcenée, meurtrière, mais intellectuellement motivée – d'une régulation démographique qui, inéluctablement pressée par l'épuisement des ressources naturelles, doive être marquée par l'équité symétrique du hasard plutôt que par l'injustice des rapports de richesse.
Et une fois n'est pas coutume, il faut reconnaître au film le geste radical de ne pas fuir son enjeu et de l'affronter jusqu'au bout, quitte à en payer les conséquences. Sans doute est-ce d'ailleurs ce qui m'avait le plus consterné dans Civil War, par-delà ce que j'avais trouvé être la formidable insipidité du film : tout s'y voulait résolument grave, mais rien n'y prêtait à conséquence. Le film posait un enjeu philosophique valable – savoir si une puissance extraordinaire devait demeurer du ressort du libre arbitre individuel ou s'en remettre à l'autorité collective d'un appareil politique, au risque que celui-ci ne tergiverse ou ne soit corrompu – puis s'empressait de vider cet enjeu de tout contenu, en se rapatriant vers les contrées bien sages du : « Je resterai son meilleur ami ! – Oui, mais il a tué ma Maman ! » et du gros vilain manipulateur tirant les ficelles du conflit dans l'ombre, si bien qu'à mi-film la question politique de départ se voyait déjà prodigieusement éclipsée par les affaires familiales.
Rien de tel pour Infinity War, donc : l'enjeu trouve son fin mot. Le tribut qu'il réclamait est payé. Et pas mal de monde risque de s'étouffer devant l'ampleur dudit tribut.
On me répliquera sans doute que si, au moment de la victoire de Thanos, la loterie cosmique décide si impitoyablement d'éliminer les derniers venus de la franchise – Spider-Man, Doctor Strange, Black Panther en tête – cela ne laisse que trop suggérer que leur mort ne saurait être définitive. (Qui pourrait croire que tant d'installation de personnages nouveaux ait été faite en vain, ou que T'Challa soit bel et bien mort quand il vient tout juste de rapporter un milliard et demi ?) Mais à vrai dire, je n'ai pas besoin de savoir ce que fera la suite pour dire déjà qu'en lui-même, Infinity War se propose comme un programme suffisant, audacieux et choquant – ce qui est un compliment bien rare à adresser à un film en univers étendu.
Quelle que soit la nature du Ctrl+Z par lequel la suite résoudra de ressusciter ses morts – ou bien, qui sait ? –, rien ne changera le fait que, le temps d'un film, Thanos, Thor, Tony Stark, Wanda ou Vision auront été soumis à des situations dramatiquement insoutenables, qui auraient bien de quoi traumatiser toute une génération de gosses comme le sort de Mufasa ou la mère de Bambi en ont traumatisé d'autres.
Enfin, je confesserai volontiers avoir trouvé au film quelques inattendus sommets d'intensité émotionnelle, fort bien construits. Évidemment, il y a tout ce qui affère à Thanos, ses scrupules, sa solitude et son chagrin – qui lit ces lignes aura d'ores et déjà compris que je suis plus ou moins tombé amoureux du personnage. Mais il y a aussi, ingénieusement distillés dans les recoins, la colère endeuillée de Thor ou l'amour immolé de Wanda et Vision.
Rien toutefois qui ne supplante l'ultime plan du film, si étonnamment beau et anti-spectaculaire :
Thanos, tel Sisyphe retiré seul et loin de tous sur sa montagne, éreinté par la tâche, esquissant un sourire sous le soleil nouveau. S'y devinent les sentiments mêlés de la perte et du devoir accompli, le soulagement à l'idée que le temps de la cruauté soit enfin achevé. On regretterait qu'il faille encore une suite pour que les Vengeurs viennent avoir leur fin mot... et d'avance, à l'idée qu'il faille que Thanos chute, on en viendrait à éprouver pour lui de la peine. Que le film réussisse à inspirer cela est le signe clair et suffisant de sa réussite.
Tout cela, depuis dix ans, valait donc la peine.
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P.S. Après réflexion, je comprends pourquoi Infinity War me fait si fort effet.
Le film donne à voir la fatalité inarrêtable d'une guerre, à éprouver de la pitié pour les deux camps, et dans le même temps à contempler amèrement que qui vainc par la force doit inévitablement devenir à son tour matière et pâtir par la force : en fait, Infinity War est une adaptation de L'Iliade ou le poème de la force, de Simone Weil – soit le texte adoré de mon auteure adorée, où elle explique que l'essence tragique de la guerre consiste en ce que l'on puisse compatir avec le vainqueur comme avec le vaincu, et en ce qu'en l'un et en l'autre l'usage de la violence fracasse l'âme par grands morceaux. Mon extase est donc élucidée.