Parler de grand film en citant une des œuvres de Billy Wilder est presque une évidence. A l’époque où il réalise Boulevard du crépuscule, il a déjà réalisé plusieurs grands films, notamment Assurance sur la mort et Le Poison, mais il a encore beaucoup de chemin à parcourir, et ce nouveau métrage va constituer un tournant majeur dans sa filmographie. Nous voici donc embarqués dans une sombre virée dans la nuit et le passé, dans l’antre de souvenirs souvent enfouis aux fins fonds de la mémoire, et pourtant encore bien vivaces. Une virée similaire à celle effectuée quelques années auparavant dans Assurance sur la mort, suivant la même mécanique, commençant par la fin, présentant d’emblée le drame final, comme pour planter ce décor voué à la destruction.
Les voitures se faufilent dans les rues entourées d’immenses villas, vestiges majestueux et exubérants d’une époque de faste et de prospérité. Et rares sont les lieux à aussi bien porter leur nom, tant l’atmosphère qui émane de ce lieu est crépusculaire. Crépuscule des temps, d’une époque, du cinéma et de la vie, terre des rois et reines éphémères, terre de cinéma, de ses origines, devenue un musée ambulant que les passants traversent et arpentent parfois avec une certaine curiosité. Un lieu presque hanté, où subsistent les fantômes restés dans une époque à laquelle tout le monde a tourné le dos depuis vingt ans. Boulevard du crépuscule est un film de fantômes, faisant entrer Joe et le spectateur dans un monde de souvenirs, de songes et de lubies presque irréel, ayant l’allure d’un étrange rêve dont on ne peut plus s’extirper une fois entré dedans.
On avait déjà vu Wilder mêler le réel à l’imaginaire dans certains de ses précédents films, notamment dans certaines séquences du Poison, mais Boulevard du crépuscule pousse la démarche beaucoup plus loin. La demeure de Norma est immense, comme un temple accueillant les souvenirs d’une époque oubliée. Les amis de Norma, joués par des anciennes vedette du cinéma muet, parmi lesquelles figurent Buster Keaton, sont qualifiés de « figures de cire ». Et Norma, elle-même, s’apparente à une sorte de fantôme, un esprit étrange et dérangé, emprisonné dans son temps et ses souvenirs. C’est sans conteste dans son ambiance que le film de Billy Wilder s’avère brillant et impressionnant, manifestant magnifiquement la nostalgie et le désespoir pour se donner des airs de sombre conte sur le sort réservé aux acteurs, le danger de la notoriété, et les effets du temps sur le monde.
Car si le cinéma est le principal moteur de Boulevard du crépuscule, et que l’on y revient toujours, il ne s’agit pas de ne parler que de lui, mais plutôt d’en faire un levier. En effet, Billy Wilder propose ici un film qui montre toutes les dérives de l’industrie du cinéma, sa mémoire courte mais, dans le fond, de parler de gloire, d’accomplissement, et, surtout, de la peur de l’oubli, de ne laisser aucune trace dans le monde après notre départ. Et, à ce jeu, Gloria Swanson propose ici une prestation mémorable, hallucinée et impressionnante, d’autant plus saisissante et touchante que l’histoire de Norma est également la sienne. Rendue presque folle par un monde qui l’a glorifiée avant de l’abandonner du jour au lendemain, elle est l’incarnation, quelque part, de ce qu’est devenu le cinéma, pendant que Joe s’apparente davantage à une projection de Billy Wilder, qui se fait une place comme il peut dans le milieu, acteur et observateur de ce monde étrange. Reste alors, pour le spectateur, l’image d’un monde étrange où l’éclat des dorures s’éteint sous les couches de poussière.
Entre hommage et critique, hypnotisant et effrayant, réaliste et imaginaire, Boulevard du crépuscule impressionne et captive, face à tant de maîtrise et de puissance. Porté par son casting impressionnant et inter-générationnel, Gloria Swanson en tête, c’est une oeuvre majeure que signe Billy Wilder, excellant dans le cynisme et l’humour noir, n’hésitant pas à égratigner le milieu dans lequel il travaille, pour mieux rendre hommage à celles et ceux grâce à qui le cinéma est devenu un art aussi populaire et universel. « We didn’t need dialogue. We had faces ! »
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art