Décidément, Cloud Atlas est porte malheur à ses réalisateurs. Nommé pire film de l’année 2012 par le Time magazine (ont-ils seulement vu Battleship ? visiblement pas, puisqu’il ne figure pas au classement…), boudé de bout en bout par les Oscars (pas même une petite nomination), sa poisse se poursuit même en France où un distributeur frileux ne lui permet de sortir que le 13 mars alors qu’il est déjà sorti en Blu-Ray outre-Atlantique et disponible sur tous les sites de torrents. Mais nous, on a attendu patiemment et on l’a vu au Festival de Gérardmer, parce qu’on est des gens bien.

Ne serait-ce que pour son complexe projet d’adaptation ou son montage complètement fou, Cloud Atlas ne mérite pourtant pas tant de désobligeance. Le projet est très ambitieux, probablement trop. Pour un paysage cinématographique consensuel qui préfère allouer l’Oscar de la meilleure actrice à Jennifer Lawrence (Happiness Therapy) plutôt qu’à, par exemple, la lumineuse Quvenzhané Wallis (Les bêtes du sud sauvage), Cloud Atlas brise trop de conventions, faisant figure d’OFNI, laissant une place indécente à l’imagination.

L’œuvre se veut symphonie cinématographique, et la présence de Tom Tykwer aux côtés de Lana et Andy Wachowski pour cette entreprise est loin d’être le fruit du hasard : le réalisateur compose également toutes les bandes originales de ses films. Et ce sextuor cinématographique dont la musique constitue un véritable élément diégétique, d’importance capitale au sein de l’histoire, se devait d’être rythmé à la perfection. Un des points forts du film est donc sa musique, nommée sans succès aux Golden Globes, dont certains morceaux sont de vrais bijoux, originaux et soulignant à perfection chacune des 6 identités distinctes de l’œuvre.

La difficulté de l’exercice d’adaptation pour les Wachowski consistait à déjouer la charpente de l’écriture originale, fluide et logique mais trop linéaire, pour en faire une trame plus facile à suivre à l’écran. Ainsi, posant les bases des 6 différentes époques à traiter, ils font de leur film un gigantesque puzzle dont le spectateur ajouterait les pièces de manière égale et dont la signification n’apparaîtra que vers la fin.

Cette structure implique un montage minutieux, extrêmement précis, extraordinairement maîtrisé. Quelle que soit l ‘époque traitée et notre appréciation de celle-ci, pas une seule fois ne souffrira-t-on d’une faute de rythme, et, embarqués dans ce tourbillon intergénérationnel, l’on ne voit pas les 172 minutes de film passer. Soumis à un contraste permanent, l’on jongle et passe d’un univers à l’autre, explorant une multitude de thèmes comme l’amour, la liberté, l’amitié, le pardon, l’humanité, le sacrifice, et à un niveau plus métaphysique, l’impermanence des choses, l’ordre naturel, l’effet papillon, la recherche de la vérité, le tout sur des inspirations bouddhistes ayant trait au karma et à la réincarnation.

S’il faut accorder à Cloud Atlas un rythme sans faille, cette renégociation de la structure narrative semble faire perdre une grande part de solidité à l’ensemble. Où la relation d’un récit à l’autre s’opère naturellement dans La cartographie des nuages de David Mitchell, et où d’autres œuvres cinématographiques comme The Fountain ou même Holy Motors s’octroient cette difficulté sans perdre le spectateur, Cloud Atlas peine à trouver une logique et surtout un but dans ce patchwork de séquences. Dans The Fountain, le fil conducteur est l’amour à l’épreuve de la mortalité, tandis que Holy Motors se construit autour de ce personnage haut en couleur qu’est Oscar. Cloud Atlas tisse une intrigante toile deux heures durant pour au final nous ravir le final grandiose tant espéré et n’offrir qu’une morale assez banale et une résolution narrative décevante. Nous irons même plus loin : à certains égards, ce film est niais. Et tandis que mes habituellement cyniques voisins ont terminé la séance en larmes, j’avoue ne pas avoir été touchée émotionnellement, déçue par cette promesse non tenue à l’effet pétard mouillé (et pourtant je pleure devant tout et n’importe quoi au cinéma).

Autre point sur lequel je suis mitigée : ce choix de « recyclage » des acteurs au sein de six univers distincts est certes osé mais comprend ses limites. Il est fun de s’adonner à ce petit jeu de Qui est-ce avec Hugh Grant, Tom Hanks ou Susan Sarandon. Découvrir Hugo Weaving grimé en infirmière sadique ou Halle Berry en vieux chinois à l’œil bionique est toujours une surprise intéressante. Mais certains personnages sont plus crédibles que d’autres, ne serait-ce que par leur maquillage, et Doona Bae est aussi impressionnante que dérangeante en aristocrate caucasienne rousse. Cette palette de maquillages aurait fait fureur si le film était sorti dans les années 80 mais notre époque nourrie de numérique amène hélas des exigences de perfection à ce niveau. Disons que l’on apprécie l’intention et l’on comprend l’importance de cette démarche transcendant les genres et ethnies aux yeux des réalisateurs, et notamment Lana Wachowski, mais que cela nuit parfois à l’ensemble.

L’exercice est épuisant et exaltant ; deux heures passées à plisser les yeux pour reconnaître tel ou tel acteur afin de bien comprendre qui correspond à qui (et se rendre compte qu’au final, tout ceci n’avait pas d’importance) et bien mémoriser les détails scénaristiques de Cloud Atlas altère considérablement l’expérience. Alors qu’au final, il faut juste s’abandonner au récit et à la simple impression de déjà-vu que nous évoquent ces connexions subliminales entre les personnages. Le film ne semble d’ailleurs adopter aucune position claire quant à une relation karmique entre tous ces protagonistes. Ce n’est pas si grave, mais cela peut déstabiliser.

Ce réflexe naturel de concentration pourra se faire au détriment du plaisir à visionner et apprécier certains éléments comme la mise en scène, laquelle peut se révéler extraordinaire (notamment dans cette Neo Seoul dystopique ou encore ce futur post-apocalyptique aux inspirations aborigènes), rappelant que ce sont bien les Wachowski qui sont à la barre. Mais tout comme le maquillage, le résultat demeure inégal en terme de qualité selon les segments, et les dialogues sombrent parfois dans une banalité affligeante. L’on a donc un peu l’impression de s’être fait arnaquer sur la marchandise, comme si un emballage somptueux et minutieux cachait un cadeau sans profondeur déjà reçu à de nombreuses reprises dans le passé.

Avec un projet d’une telle ampleur, l’on s’attend probablement à un résultat plus subversif, moins lisse. Les Wachowski n’étant financés que de leur propre chef, n’était-ce pas l’occasion de se lâcher encore plus ? Ce film est un concentré de paradoxes, bordélique et maîtrisé, esthétique mais parfois décevant, à l’apparence prétentieuse et au message si simple. Le type de film boudé à sa sortie qui vingt ans plus tard est élevé au rang de culte chez un certain type de cinéphile, et dont la richesse permet de découvrir de nouveaux éléments à chaque visionnage. “Une comète se consume mais apporte la vie”, murmure Cloud Atlas, dans une éloquente mise en abyme de sa propre condition.
Filmosaure
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le 3 févr. 2013

Modifiée

le 25 févr. 2013

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