Une grande salle, de petites tables, des smokings, de jolies robes, du brillant, du clinquant. Ce soir on honore Judah Rosenthal, sa famille, sa réussite, son bonheur. Ophtalmologiste renommé, maître en sa partie, il a une soixantaine d’années, porte toujours beau avec ses cheveux blancs, ses dents de porcelaine et sa position sociale. À sa table, il a le trac. Sa femme Myriam le voit rougir. Sa fille Sharon le sent anxieux à l'idée du speech qu'il devra prononcer, et Chris, le fiancé de celle-ci, remarque qu’il n'a même pas touché aux saucisses cocktail. Judah est ailleurs. Il sent qu’il ne peut plus échapper à la réalité. Car s’il est marié à une épouse aimante et convenable qui lui a offert deux grands enfants, il s’est aussi risqué dans une liaison extraconjugale des plus périlleuses. Dolorès, hôtesse de l'air crampon à laquelle il a imprudemment promis de refaire sa vie, est lasse de jouer les Back Street dans un appartement exigu. Elle fait du tapage, elle remue dans les brancards. Comment se débarrasser d’une maîtresse prête à briser son ménage et sa réputation d'intégrité ? Voilà le problème de Judah Rosenthal.


Cliff Stern, lui, est un réalisateur de documentaires humanitaires, honnête et, bien entendu, malchanceux. Intellectuel un peu inadapté, catalogué comme cageot sexuel notoire, il est un éternel utopiste en même temps qu’un perpétuel raté, tue le temps entre une épouse méprisante, une sœur abonnée au flop existentiel et une jeune nièce cinéphile. En quête de vérité, il traverse la vie les yeux ouverts et prépare un film sur un philosophe qui défend une vision positive du monde et qui clame bien haut et bien fort l’amour de son prochain. Sa femme Wendy a un frère, Lester, dégoulinant de suffisance et de bêtise, producteur d'émissions comiques à la télévision. Lester lui offre de réaliser un reportage à sa gloire. Cliff a besoin d'argent et accepte à contrecœur, tout en méprisant son beau-frère. Il tombe amoureux d'Ailey Reed, la productrice de la série, son âme sœur sur le plan des goûts et des idées — et dont le teint possède l’inaltérable fraîcheur de Mia Farrow. Comment se faire aimer d'Ailey et faire exister ce film ? Voilà le problème de Cliff Stern.


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On pourrait se croire embarqué à bord d’un docu-psy sur les affres de l’adultère et les désarrois de la cinquantaine blousée. Sauf que pas du tout, car c’est Woody Allen lui-même qui, soudain, saborde sa propre orthodoxie et suicide en direct tout ce qui jusqu’à présent avait fait son fonds de commerce. Panique à bord. Allen prend l’eau, Woody fait naufrage et le capitaine-réalisateur coule à pic avec son navire : on est devant le cas d’un film-Titanic qui nous engloutit corps et âme dans les eaux très sombres, très froides et très profondes du thriller métaphysique. La chose nouvelle ici, c'est qu’Allen effectue sur le personnage de Judah Rosenthal le transfert de tous les souvenirs d'enfance et de jeunesse qu'il évoquait dans ses œuvres précédentes, et en particulier une éducation juive qui réintègre le centre du tableau sous une forme comminatoire inédite. Judah est agnostique mais il subsiste en lui la religion du Dieu d’Israël qui, pour Cliff, appartient au folklore. Et il va réussir à se débarrasser indirectement de Dolorès en s'arrangeant pour échapper à la culpabilité. L'entourage de Cliff, énervé par sa rigueur artistique, ses principes, son honnêteté foncière qui le font mariner dans la marginalité, le considère comme un pharisien. Or, à l'autre bout de la chaîne sociale, le pharisien, c'est Judah. Et, après quelques petites crises de conscience (dont une évocation superbe d'ironie et d'émotion, d'une scène d'enfance dans sa maison d'autrefois où revivent les personnages du passé en pleine discussion sur la morale), il gagne sur tous les tableaux. Cliff perd, bien entendu. En art et en amour. II paie le "délit" commis en acceptant de filmer Lester, qui lui enlèvera Ailey sans appel et ira jusqu’à prétendre, blasphème, statuer sur les mécanismes du comique, son domaine privé. C'est parfaitement injuste. C'est logique aussi. Nous sommes ce que nos actes nous font, rappelle Woody Allen. Cliff Stern, c'est lui, évidemment — du moins, tel qu'il se voit au cinéma. Non qu'il se donne en exemple. Mais rien de ce qui est humain ne lui est étranger et il fait faire à ses personnages, y compris le sien, l'économie d'une psychanalyse. Ce film, le plus culturellement juif de l’auteur, est aussi le plus existentialiste, se développant en une méditation admirable sur le choix et les déterminismes qui enferment les hommes dans leurs propres destins. Le cinéaste laisse parler l’ethnie sans fausse retenue, atteint un mode rétractile d’humour où l’hiver des sentiments succède aux dépenses euphoriques de sarcasme, et où les sonates intimes cèdent la place aux crises collectives et à leurs désordres experts.


Avec Allen, on est en presque venu à chiffrer les proportions respectives du comique et de tragique, et à s’émerveiller de l’évaluer à 50/50 : nombre d’or qui trouve ici, à la lettre, son illustration. Si l’on peut dire que dans sa filmographie il y a des opus majeurs et des opus mineurs, il y a surtout un besoin crucial de vitesse, le désir de redémarrer la machine avant que le moteur n'ait eu le temps de refroidir. Crimes et Délits pourrait être l'aboutissement d'une trilogie de la gravité commencée avec September et poursuivie avec Une Autre Femme. Cependant le cinéaste évolue dans la douce amertume : il ne change pas de fusil mais il change d’épaule. Plus de secrets ni de regrets. Chacun est double, le sait et sait que les autres le sont. Le film, dans son récit à deux têtes, suit la même logique en parallèle. Judah est à la fois lui-même et un autre homme, mari modèle et amant infidèle, médecin merveilleux et homme d'affaires véreux. Il s'est douillettement installé dans cette duplicité. Voir ou ne pas voir. Belle question, évidemment, pour un ophtalmo. Pivot de cette lente descente aux enfers tranquille de l’humanité, une autopsie tous azimuts du regard-cinéma. Presque tous les personnages ont quelque chose à voir avec la vision. Judah a décidé d’exercer son métier probablement pour détourner le regard du Seigneur, qu'il sentait peser sur lui. Dolorès, l'autre femme dans sa vie, veut absolument voir Miriam, son épouse légitime, et finira les yeux grands ouverts sur la mort. Cliff croit voir la parole sacrée dans la bouche du professeur Louis Levy, le sujet de son prochain film. Lester croit posséder le regard médiatique (il produit ce que le public veut voir). Tous les personnages voient midi à leur porte. Tous ont tort, donc tous ont raison. Et tout est placé sous l’égide d’une ambiguïté fondamentale. Woody le perdant hait dans la fiction Lester le gagnant, tout en lui prêtant des attitudes d’Allen. Derrière quel personnage se cache l'auteur ? Ubiquité du regard, ubiquité du narrateur : Allen endosse tous les personnages à tour de rôle, comme les conteurs populaires d'antan. Il contemple ses deux héros non dans le fond des yeux mais dans le fond de l’œil, examen optique élémentaire tout à fait capital. Encore plus fondamental, c’est l’Ancien Testament lui-même qui rapplique : l’œil de Dieu qui était dans la tombe et qui regardait Caïn.


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Le scénario de Crimes et Délits est un recueil de chroniques battues comme un jeu de cartes par un montage qui joue serré, un chassé-croisé de trajectoires dont la construction atteint la perfection. Mais pourquoi Woody Allen raconte-t-il l'histoire de Judah Rosenthal le meurtrier et celle de Cliff Stern le foireux ? Qu'est-ce qui fait lien entre les deux hommes ? Car si les personnages, par un jeu des sept familles très compliqué, sont amenés à se rencontrer coude à coude sur la même banquette, dans l’arrière-monde d’un mariage heureux, et à se raconter leurs péchés mutuels, ce n'est pas le fruit du hasard. Pas vraiment un dialogue d’ailleurs, plutôt deux discours orphelins, sans âge, où l'essentiel n'est pas de communiquer. Ce sont peut-être les frères ennemis, Romulus et Remus, Jésus et Judas. Ce sont aussi sûrement Laurel et Hardy à l'instant du démaquillage. Une image dépressive ? Pas vraiment, plutôt mélancolique. On est toujours tout seul au monde. Le médiateur de cette rencontre est un rabbin qui cherche à transmettre sa lumière intérieure mais qui est en train de perdre la vue. Aveugle comme la justice, aveugle comme la foi. Miracle de la narration : un choix apparemment arbitraire devient la clé de voûte du récit. Toutes ces petites histoires sont si étroitement liées qu'elles finissent par former un tout, quelque chose qui ressemble à l'Histoire, avec ses gagnants et ses perdants, ses victimes et ses bourreaux, ses lâches et ses héros, ses traîtres et ses innocents.


Sous les éclairages beiges, dorés ou crépusculaires de Sven Nykvist, New York frémit comme un bouillon de culture. Les hommes et les femmes jouent à faire semblant d'être libres. Une musique de Schubert accompagne la préparation d'un crime et, aussitôt après, Allen renverse la vapeur du film noir en changeant de chapitre — fluidité, aisance absolues des ruptures de ton, des changements de registre. Les incertitudes morales, petites et grandes, se situent au cœur d’une réflexion qui, par le génie de l’écriture, la verve des dialogues et la cocasserie des situations, apparaît prodigieusement divertissante. Dans une société où tous les paradoxes sont possibles et où, contrairement au cinéma, les crimes restent aussi impunis que les délits mineurs, le pragmatisme est devenu la norme. L'intégrité individuelle a beau sembler difficile à maintenir, c'est pourtant la seule lueur d'espoir du film. On rit parfois à gorge déployée, comme Cliff devant l’âne bêlant qu’il insère, facétieux pied-de-nez, à la fin de son documentaire pour transformer en farce l’hagiographie commandée. Mais on reste aussi profondément saisi par le malaise de la civilisation, par l’absurdité triste, inexplicable, d’une existence dont il est bien difficile de comprendre le sens. Ce faisant, le cinéaste réaffirme que si l'âme moderne est malade, l’humour féroce est indispensable parce qu'il aide à rouvrir les yeux, et parce qu’il autorise même l’accès à une certaine sérénité, toute relative certes, face à ce qui dépasse l’entendement. Il n’aura peut-être jamais été aussi incisif, aussi lucide, aussi virtuose qu’ici. C’est dire si ce jalon est grand.


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Thaddeus
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le 22 juin 2014

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