El Aura : expression désignant cet état de perception avant la crise d'épilepsie, où le monde s'arrête. Une rupture "atroce et superbe" présageant de l'état d'inconscience dans lequel le sujet est sur le point de tomber. Pendant ces quelques secondes, une porte s'ouvre dans sa tête pour y laisser entrer les sons, les images, les odeurs. Immobile, il assiste calmement à l'exacerbation de la portée de ses sens. Le sujet est encore conscient, mais impuissant face à cette annonce de l'inévitable. Aucun choix, aucune issue ; il se sent pourtant libre. Les éléments se rapprochent alors, tout se resserre autour de lui et il succombe.
Second et dernier long métrage de l'argentin Fabiàn Bielinsky (malheureusement décédé en 2006 à l'âge de 47 ans), El Aura est un thriller sombre parfaitement maîtrisé, injustement méconnu en France. Nous y suivons un homme sans nom, taxidermiste de profession, solitaire, taciturne et souffrant d'épilepsie. Doté d'un instinct et d'une mémoire visuelle exceptionnels, probablement nés d'un cerveau malade, il tente de sortir de sa routine quotidienne en imaginant le vol parfait sans jamais passer à l'acte, plus par peur que par acquit de conscience. Mais par un concours de circonstances, il se retrouve un jour embarqué dans la réalité d'un braquage dont les imprévus seront destructeurs.
En digne successeur du très bon Les neuf Reines du même réalisateur, El Aura nous offre un scénario très réfléchi reprenant cette fois-ci tous les codes du film noir, bien que menant l'intrigue vers des sentiers très peu explorés du genre.
Au travers d'une intrigue hypnotique à la virtuosité manifeste, Fabiàn Bielinsky prend plaisir à se jouer du spectateur sans pour autant chercher à le surprendre à tout prix. C'est donc dans l'imprévisibilité la plus totale que nous assistons à un enchaînement sublime des actes et de leurs conséquences, empruntant toujours des chemins inattendus.
Mais le véritable sujet du cinéaste, c'est avant tout son personnage. Campé par un Ricardo Darin plus que convaincant, cet antihéros silencieux qui semble n'avoir rien à perdre est utilisé comme point névralgique de l'intrigue. Tout nous est montré de son point de vue en décalage constant avec la réalité, ajoutant un certain malaise supplémentaire au contexte de crise déjà mis en place. Nous voyons ce qu'il voit, nous savons ce qu'il sait, nous ressentons presque ce qu'il ressent, mais lui seul parvient à donner un sens logique aux différents indices dissimulés. Le braquage est finalement l'occasion d'explorer une part de lui dont il ignore tout : sa bestialité la plus primaire, au risque de ne pas pouvoir l'apprivoiser totalement.
De la mise en scène de Bielinsky se dégage une gravité indicible. Une atmosphère brumeuse et suffocante, des décors lugubres, des couleurs naturellement ternes et saturées de gris : tout est là pour rappeler au réalisme du contexte et à la morosité d'une vie trop prévisible.
Le cinéaste prend son temps, chaque plan est parfaitement étudié, millimétré et porteur de sens. Chaque instant avant-crise est capté avec une attention toute particulière ; alternant plans larges du héros perdu dans l'immensité et plans rapprochés de ses yeux révulsés, le tout cerné de sonorités inquiétantes. Jamais le déséquilibre inéluctable d'un être n'aura été si bien filmé.
El Aura : une belle surprise faisant regretter plus amèrement la disparition prématurée de son créateur. Un film à part aux accents de drame intimiste trouvant sa place entre violence et pacifisme et alliant paradoxalement sobriété et recherche visuelle minutieuse. Un film tourmenté qui questionne avec justesse le désir animal en chaque homme et les conséquences qui découlent de sa satisfaction. Bref, un film réussi, préférant les routes sinueuses peu fréquentées où thriller et initiation poétique se mêlent naturellement.