Ce soir-là, Ève Harrington reçoit des mains d’un vieux monsieur à la voix chevrotante le Sarah-Siddons Award, récompense qui chaque année signale au monde la plus grande actrice de théâtre. Dans la salle somptueusement vieillote, tous ses amis et amies, tous ses ennemis et ennemies se souviennent. Qui donc est-elle ? Une jeune fille inconnue, une admiratrice de la grande Margo Channing qui réussit à forcer son intimité, à devenir sa doublure, à prendre sa place, à la desceller de son socle, à s’élancer vers la gloire, soutenue par un puissant journaliste aussi peu scrupuleux qu’elle. Mais Ève, le film, c’est aussi l’histoire de Bette Davis, extraordinaire, à son plus flamboyant en vedette vieillissante et névrosée, rôle d’une vie et revanche pirandellienne sur l’humiliation subie à ses débuts. C’est encore l’histoire d’un célèbre critique new-yorkais, George Jean Nathan, facilement reconnaissable paraît-il à ses cols de fourrure, ses porte-cigarettes et son dédain total à l’égard d’Hollywood. "Pourquoi ont-ils tous l’air des grands lapins tristes ?" demande la fraîche Marilyn Monroe, à l’orée de sa carrière. "Parce c’est ce qu’ils sont", répond le flegmatique George Sanders. Ce sont des répliques comme celles-ci qui ont fait la grandeur du long-métrage le plus fameux de Joseph L. Mankiewicz, satire féroce et cinglante de l’envers de Broadway, tableau au vitriol de ces feux de la rampe où l’imaginaire absorbe toute réalité. Avec son élégance et son raffinement coutumiers, l’auteur y examine le jeu mondain des rôles et des masques, y dissèque les intrigues, trahisons et complots dont se nourrit le show-business. Un milieu où tout ce qui est à la portée de tout le monde joue à être un mystère, et où tout ce qui est un mystère fait semblant d’être à la portée de tout le monde. Les dialogues brillantissimes nés de sa plume acide ne sauraient pourtant cacher le désarroi profond qui anime tous ces êtres dévorés par l’ambition et la soif de reconnaissance. Pas un plan gratuit, pas une faute de goût ne vient abîmer l’essence de l’ouvrage, sa structure, son mécanisme, sa réalisation. Sauts en arrière et retours au présent se succèdent avec une fluidité parfaite sur le mode subjectif d’un, puis d’un autre, puis d’un troisième personnage. Et c’est sans doute par un loisir inattendu de l’esprit d’analyse qu’on se demande à la fin si le même rodage de jeu, la même mise en scène, le même éclairage idéal, les mêmes acteurs n’auraient pas donné une pièce de théâtre aussi achevée que le film.
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Ève s’ordonne donc comme une construction logique, impitoyable, la machine de guerre d’une arriviste qui, d’abord de l’autre côté de la barricade, veut franchir le cercle enchanté en brûlant les planches (traduire : gagner beaucoup d’argent et être célèbre) car elle sait que la route qui conduit à ce métier est aussi celle de la réussite sociale. Ce n’est pas en épousant un petit garagiste de province qu’elle prendra le thé avec Gary Cooper ou pourra s’offrir une maison verte et mauve à créneaux. Peut-être la Bible n’a-t-elle pas tout dit : il est possible qu’Ève ait croqué seule la pomme et soit parvenue à faire croire à Dieu qu’Adam en avait goûté. Tour à tour, le mari fidèle, l’auteur dramatique à l’imagination fertile, le critique venimeux impriment leurs dents dans le fruit vert, mais il est des morsures qui ne font mal qu’à ceux qui mordent. Ève connaît bien cette mécanique de l’homme dont la clé est la flatterie et le ressort la satisfaction de soi. Elle sait même ce qui serait impossible à un homme en lutte contre des femmes (elles se disent tout), qu’elle peut miser sans danger sur plusieurs tableaux à la fois. Mais elle a commis l’erreur qui va lui être fatale : c’est à Ève, pas seulement à Adam, qu’elle s’est attaquée. Or les louves sont des louves entre elles. Quand les batteries de la conspiratrice sont démasquées, le barrage s’organise et laisse le spectacle des fronts butés de ces dames contre lesquels se heurtent les efforts de la jeune intrigante. Les cadavres que laisse la bataille psychologique sont défigurés. Les femmes ne font pas les mortes à moitié. Et chez Mankiewicz, les plans du manœuvrier sont voués à l’échec, de préférence à l’instant où il croit parachever son œuvre. Sur cette loi dramatique se clôturera l’époustouflante Affaire Cicéron, dans l’éclat de rire d’un coup de cymbale suprêmement ironique. Sur elle aussi se construira le narquois Guêpier pour Trois Abeilles, où Cecil Fox espère retourner le dénouement de Volpone en améliorant le scénario, mais s’aperçoit tardivement que la faillite de l’intrigue est une règle sans exception.
Pour le personnage mankiewiczien, il s’agit d’abord de conquérir ou de conserver une persona sociale, et de minimiser les conséquences personnelles qu’impose l’exercice constant de la dissimulation. Lucide vis-à-vis du monde dans lequel il évolue, il est détenteur d’un script mental écrit à la virgule près, aux effets calculés et retors, avec lequel ceux qui croient agir sont agis et réciproquement. Il met tout en œuvre pour s’y tenir et le protéger des contingences extérieures. La réussite de l’entreprise est donc affaire de performance, de représentation et d’adaptation. Après le spectacle, chacun doit encore tenir son rôle — la star, son inaccessibilité ; le dramaturge, sa distance ; le critique, son immoralité aristocratique ; la prétendante, sa candeur — car tout se joue en coulisses. C’est avec ce film que le cinéaste fonde sa dramaturgie de prédilection : un calculateur pervers ayant enclenché un mécanisme qu’il croit contrôler, la variation des rapports de force entre la mouche et l’araignée aboutit à leur inversion. Addison De Witt, après avoir annoncé l’imminence d’un récit, délègue la narration à Karen Richards, qui en assurera la plus grande partie. C’est que De Witt est le véritable meneur de jeu. Puisqu’il ne se dévoile qu’in fine, il lui faut s’effacer, prendre l’apparence d’un observateur parasite pour mieux tramer dans l’ombre. Lorsqu’Ève fait applaudir tous ceux qu’elle remercie de leur aide, lui seul est oublié, préférant jouir des congratulations qu’il s’adresse à lui-même. Il est digne de ses nombreux ancêtres théâtraux et en particulier shakespeariens en ce qu’il partage la "malveillance gratuite", sans mobile, d’un Iago. Sa manipulation s’étend au spectateur qu’il a convoqué, auquel il explique où il se trouve et dans quel but. Il n’est pas anodin que son prénom soit si proche de celui d’Addie Ross, la vipère ("adder") de Chaîne Conjugales, bien que le cinéaste ne souligne pas lui-même le sens emblématique des noms propres, comme le fait Margo en portant un toast "without wit", sans esprit et sans De Witt, ou en suggérant qu’Ève n’incarne pas seulement la femme mais aussi le mal, "evil".
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Ève illustre ainsi parfaitement la dialectique du maître et de l’esclave telle que la conçoit son auteur. La carrière de la jeune ambitieuse date du jour où elle a vu la comédienne sur scène et s’est juré de l’éclipser. Elle commence par étudier son modèle sous toutes les coutures, au point que s’opère un véritable transfert d’identité lorsqu’elle essaie devant le miroir le costume de Margo. La spectatrice peut alors prétendre au rôle de comédienne. En écoutant cette enfant modeste, franche et dévouée raconter le tournant mélodramatique de sa vie, avec toute la naïveté et la spontanéité nécessaires, et devant une assemblée gagnée par l’émotion, c’est son talent d’actrice à elle que Margo apprécie et reconnaît, soit la réverbération idéale enfin débarrassée des stigmates du temps qui l’accablent. Dernière étape : la mise en scène, par laquelle, usant du mensonge, du chantage et de la traîtrise, Ève se découvre d’incontestables aptitudes. Les deux principales fausses pistes (la jalousie de Margo, son envie pour la jeunesse et la perfection de sa protégée puis rivale) favorisent le développement des portraits féminins (All about Eve se veut aussi "tout sur la femme") sans écorner l’étude de mœurs. L’épisode de la révélation marque à la fois la victoire d’Ève et son déclin. Elle déploie d’abord sa virtuosité dans une longue scène de persuasion digne de Richard III. Elle amène Karen à prononcer les quelques mots ("et si je peux faire quelque chose…") qu’elle attendait pour se démasquer en un instant par l’intonation et le regard, savourant son empire sur elle au risque de lui sembler transparente. Mais l’heure de son triomphe sonne aussi celle de sa chute : le soir de la première, elle prend conscience de sa dette envers De Witt qui, en apparence de simple spectateur, en a été le programmateur. Après avoir cherché à duper tout le monde, Ève tombe dans les rets de plus cynique qu’elle. La séquence finale accentue la dérision de son entreprise : Phoebe s’introduit chez elle, se pare de sa fourrure et de son trophée pour à son tour l’imiter et la destituer. Tandis qu’elle s’avance la tête haute devant un miroir à six faces, la caméra capte l’image indéfiniment démultipliée de la jeune fille distribuant des sourires à une foule imaginaire, les mille reflets d’Ève victorieuse en même temps que défaite de toujours céder à son destin. Contrairement au Welles de La Dame de Shanghai, Mankiewicz n’a pas besoin de briser la galerie des glaces, de tuer la pucelle. Le jeu de massacre est commencé depuis trop longtemps. Phoebe devra son éventuelle ascension à l’affaiblissement d’Ève et sa soumission à l’ordre naturel du mal. Sur la scène du monde, la représentation continue, vouée à une éternelle répétition.
Dans cet univers cruel où le sourire est comme un couteau dans les côtes, où toutes les lèvres sont préalablement passées au poison avant de leur permettre le baiser, Mankiewicz se meut avec une aisance sans défaut. Son goût avéré pour le théâtre classique et sa fascination pour les machinations et les constructions ciselées ne font qu’un. C’est pourquoi il faut se garder de prendre le metteur en scène Bill Sampson pour son porte-parole. Le plaidoyer que livre ce personnage en faveur de l’égalité des arts a peu de chances de convaincre en regard de la hiérarchie implicitement établie par le réalisateur. Celui-ci exploite sans vergogne le sentiment d’infériorité persistant de la communauté hollywoodienne envers la 42ème Rue à une époque où le cinéma passait encore pour le parent pauvre (mais lucratif) de la scène. Les dessous peu reluisants de Broadway constituent malgré quelques différences (le rôle du critique, la griserie des ovations) la reproduction détournée de ceux d’Hollywood. L’annonce du prochain départ d’Ève pour la côte ouest confirme que la fiction y a aussi sa place. D’une actrice on n’exige pas là-bas le talent mais le glamour, et c’est avec condescendance qu’on évoque la star invitée à la soirée de Margo. Il entre dans les menées de Phoebe de dénigrer la capitale du cinéma, de même qu’Ève s’étonne que Bill veuille s’y rendre et lui conseille de ne pas y rester trop longtemps. Le mépris affiché par De Witt est similaire lorsqu’il mentionne les "prix remis chaque année par ce ciné-club" — et Hollywood d’applaudir en décernant un Oscar à l’onctueux et machiavélique George Sanders et, comme l’année précédente, à Mankiewicz. Guêpier pour Trois Abeilles rendra au théâtre d’intrigue l’hommage que le réalisateur lui devait, en empruntant aux échafaudages conçus par Ben Jonson les ressorts d’un nouveau mécanisme. Combien de whodunit ne font pas de même, où le "dernier des élisabéthains" dispose des indices tirés d’une pièce généralement jacobéenne ? Le distingué Andrew Wyke, auteur de romans policiers dans Le Limier, vaut bien Cecil Fox, scénariste trahi. Comme eux, Addison De Witt mène en solitaire un combat d’arrière-garde dans un monde où la vocation à l’échec se fait rare.
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