Nous ne nous attendions pas forcément à croiser le chemin de Claire Denis dans les couloirs aseptisés d’un vaisseau spatial, mais ne sommes pas non plus étonnés que la réalisatrice française parvienne à s’approprier totalement le genre de la science-fiction pour le faire dévier, pour l’orienter vers une sensibilité unique qui vient apporter un vent de renouveau cruellement nécessaire dans l’imaginaire cinématographique. Vous aurez peut-être entendu parler des réactions soi-disant extrêmes provoquées par l’avant-première mondiale du franchement impressionnant High Life au Toronto International Film Festival ; n’en pensez rien. Absolument aucun élément du film ne justifie pareille hyperbole somatique, à moins de n’avoir jamais vu le moindre film de son existence et de n’avoir jamais fait l’expérience de… la vie.
Le synopsis n’a finalement pas grande importance. Que vous sachiez ou non en commençant le film qu’il s’agit d’un groupe de criminels envoyés dans l’espace à la recherche de nouvelles sources d’énergie ne change pas grand-chose. Claire Denis éparpille en effet son récit à travers plusieurs temporalités, n’en révélant les données les plus cartésiennes qu’au compte-gouttes, au beau milieu du film. Comme Kiyoshi Kurosawa ne justifiait Kaïro qu’à travers quelques répliques explicatives permettant de rationaliser son histoire, Denis se fiche assez ouvertement de savoir si « l’intrigue » est accrocheuse : comme le Japonais l’avait fait avec l’horreur, la Française ambitionne avant tout d’explorer le rapport de l’humain aux spécificités du genre science-fictionnel. Pour elle, étudier l’homme de demain ne signifie pas de s’intéresser à ses augmentations bioniques, mais avant tout de le repositionner mentalement, physiquement et émotionnellement par rapport à l’univers.
Cette prévalence de l’humain informe entièrement l’approche de la cinéaste qui, à travers sa mise en scène, transforme la science-fiction. Le genre se définit habituellement par sa capacité à imposer des environnements inédits à l’homme, qui doit alors s’adapter. Denis ne renie pas cet aspect fondamental de la SF, mais propose de le développer, faisant plier son environnement à la présence de l’homme. Les couloirs symétriques et immaculés de 2001 deviennent sales, leurs murs et sols recouverts du passage de l’homme et de ses fluides corporels. Le jardin spatial de Silent Running devient un morceau de forêt tropicale claustrophobique, sinon carrément un cercueil comme sous-entendu par l’un des tous premiers plans du film. Parfois même, les notions de vie et de mort sont réunies dans un même plan qui offusque toute la diégèse : après tout, il ne fait sens de comprendre les objets qui nous entourent que si l’on comprend notre rapport à ceux-ci. Dans High Life, la vie terrestre et biologique est engagée dans une lutte constante contre l’anti-vie sidérale et technologique pour conserver son territoire.
C’est cette confrontation qui anime le script. Elle prend le dessus sur les considérations scientifiques qui sous-tendent habituellement le genre, et motive les actions déterminantes des personnages, notamment de la chercheuse interprétée par une Juliette Binoche tout en contrastes, qui exsude à la fois détermination procréatrice et autodestruction, ardeur sexuelle et froideur calculatrice. Cela pourrait être dit de tous les acteurs du film dans une certaine mesure, mais jamais autant qu’avec Binoche. Pattinson, lui, occupe l’écran avec une assurance qui n’est plus à prouver, modulant avec sagesse son jeu en fonction du stade émotionnel de son personnage. Parlant peu, il semble parfaitement apte à communiquer les nuances du script via la précision de ses gestes et de ses regards. Pour Claire Denis, ce sont les corps qui dictent les cadres, les angles, les mouvements et les décors. La rareté des gros plans n’y change rien : tout existe selon la présence ou le regard de l’être humain. Adieu les entités cosmiques insaisissables : même les trous noirs deviennent des passerelles dans les vas-et-viens entre notre vie et notre mort.
Allant toujours plus loin, Denis accompagne sa réinvention ontique de la SF par une redéfinition de la notion de spectaculaire : alors que tous les autres films traitant de la condition humaine dans l’espace associent le spectaculaire aux images qu’ils montrent, Denis crée l’émerveillement qui en émane à travers l’action de montrer, passant ainsi du signifié au signifiant, faisant de la grammaire cinématographique le support direct de l’extase sur les plans visuels et sonores. Aucune image prise individuellement dans High Life ne saurait convoquer la stupeur, mais combinées par le biais du montage, elles se révèlent à même de prendre une dimension dépassant largement le cadre du récit. Une approche en opposition totale à la politique du « money shot » qui oblige les réalisateurs à proposer des images de synthèse clinquantes mais dénuées de portée émotionnelle.
Denis intègre à ce titre une séquence qu’il est impossible de décrire convenablement à la fin du premier tiers de son métrage. Juliette Binoche pénètre ainsi une pièce isolée et y prépare ses outils de masturbation, avant de prendre position et de décharger toute son énergie libidineuse à travers un enchaînement de plans stupéfiant et hypnotisant. Son corps, sa chevelure interminable et chacune de ses contractions musculaires sont captés pour transvaser la sensation de perdition sexuelle physique à un niveau purement cinématographique. Chaque mouvement, chaque respiration, est amplifié par l’interprétation de l’actrice et sa recréation complète par la réalisatrice. Peut-être s’agit-il là de la scène qui en a fait sortir certains, mais jamais le cinéma n’avait aussi bien réussi à allier excitation et fascination. Sans surprise, dans ce sommet enivrant de l’expression de la domination humaine sur son environnement, le décor disparaît tout entier – reste, seul, le corps nu et en convulsions de la femme qui existe par lui-même et pour lui-même. C’est l’acte de la création de rien et de tout à la fois, du rapprochement avec la mort pour mieux continuer sa vie.
La nature non-chronologique et elliptique de sa narration n’empêche par ailleurs pas la cinéaste de former un développement cohérent, démarrant avec les premiers mois d’un personnage pour finir sur les dernières secondes de sa vie. Et quand vient le moment de céder au poncif éculé de la réduction progressive de l’équipage, Denis y résiste brillamment et en profite pour confronter à nouveau l’espace et le désir de mort qu’il invoque. Si l’on regrette que certains des résidents à bord du vaisseau manquent de poids ou de substance, on apprécie surtout que le film ouvre aisément ses portes aux spectateurs. Sans jamais compromettre ses idées, la réalisatrice maintient sa créativité d’auteur tout en tendant une main ouverte vers son public, loin des élucubrations absconses et risibles d’œuvres telles que Dante 01. Vous cherchiez la première réussite française en termes de films de SF spatiale ? Vous l’avez trouvée.
Il ne fait nul doute que certains s’évertueront à nous expliquer pourquoi le film de Claire Denis n’est pas de la science-fiction. Ils oublieront une chose : imaginer les effets de la technologie à venir sur l’homme ne suffit plus. Denis nous amène à interroger les effets de l’homme du futur sur la technologie et sur l’univers. Elle remodèle les caractéristiques du genre pour les faire évoluer vers une interactivités inédite, une discussion sans limites sur notre volonté d’existence au milieu d’un néant à la fois primordial et terminal. De la science-fiction dure ? Surement pas. Mais avec High Life, la pertinence de la science-fiction est sûre de durer.
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