Quelque part sur la ligne artificielle séparant les deux Corée, des coups de feu retentissent dans un poste frontière côté Nord. Des soldats des deux bords sont impliqués dans une fusillade. Comment ? Pourquoi ? Une femme suisse-coréenne, officier des nations neutres, arrive sur place pour éclaircir ce carnage...

J.S.A. (Joint Security Area), Zone commune de sécurité, titre choisi par le réalisateur, est la zone démilitarisée mise sous contrôle exclusif de l'ONU en 1953, sur ce qui sert depuis la fin de la guerre de frontière entre les deux états coréens. Ici, l'action se situe précisément à proximité du fameux "pont de non retour", lien entre les deux Corée, qui enjambe la rivière Sachon. Les décors, interdits au public non militaire, ont été minutieusement reconstitués.
Le film de Park Chan Wook, réalisé en 2000, prend sa source dans les années 50 quand la Corée est entrée en guerre et a séparé le territoire National en deux Etats aux idées, idéaux et fonctionnements radicalement différents.
Le Nord est resté fermé, vit en autarcie sous un régime dictatorial tandis que le Sud s'ouvre un peu plus au monde et au capitalisme.

Le contexte du film nous amène dans une période de détente politique entre le Nord et le Sud. Les deux Corée ne se considèrent plus totalement comme antithétiques ou ennemies même si une grande partie de la population, et l'armée en particulier, n'a pas encore accepté le rapprochement avec l'autre "camp", encore trop récent. En Juin 2000, le sommet de Pyongyang entre Kim Jong-il (qui dirige le Nord depuis la mort de son père en 1994) et Kim Dae-jung (fervent démocrate, prix Nobel de la Paix et président du Sud de 1997 à 2003) à permis au réalisateur d'obtenir le plus gros budget de l'histoire du cinéma coréen. Une déclaration commune du 15 juin met la première pierre à la réunification de la péninsule mais le successeur et fils de Kim Jong-il sonnera le glas cette ébauche de réconciliation pour faire repartir le brasier de ce conflit interne...

Découvert assez tard en Europe grâce au Grand Prix cannois obtenu pour son vicieux "Old Boy", la rencontre entre le cinéma de Park Chan-wook et le public européen s'est fait alors que le cinéaste était déjà entré dans un nouvelle période esthétique. Alliant la démarche symbolique à des visions ostentatoires (cf. ce moment troublant où le héros de "Old Boy" aperçoit une fourmi géante dans une rame de métro), le futur réalisateur de "Stoker" revendique une expressivité marquée. Redécouvrir "JSA" aujourd'hui permet de relativiser ces élans graphiques, parfois perçus comme gratuits.

Déjà scénariste confirmé, Park signait ici sa première réalisation. Plutôt courageux, "JSA" tient à la fois du thriller militaire, du drame et du pamphlet politique et marie les genres avec fluidité et cohérence. Parfaitement humble, le cinéaste nous raconte cette histoire avec une belle sobriété. Produit sud-coréen, le film a bien sûr tendance à diaboliser son adversaire, présentant les nord-coréens comme des brutes inflexibles et, lors d'un court dialogue, comme des mangeurs de chiens errants. Caricatural, JSA ? Ce serait mal le juger car il ne se contente pas de ce vernis bas de gamme. Mais le film reste bien entendu lucide quant à ses origines sudistes. De quoi se souvenir du futur "Sympathy for Mr. Vengeance", où un personnage de jeune militante entonnait une chanson anti-communiste dans un parc.

Pourtant, l'Histoire et la culture communes reviennent sur le devant de la scène en lieu et place des animosités et de la haine mesquine de l'autre. "JSA" montre qu'entre humains les choses qui nous rassemblent ont plus de valeur que celles qui nous séparent tout en soulignant que les différences, si elles sont vues avec bienveillance, ne font qu'enrichir l'être humain.
Toute la subtilité de la manoeuvre et l'ambiguïté de la situation, à savoir préserver cette bonne volonté réciproque et ne pas laisser un grain de sable mettre le feu aux poudres, sont symbolisées par le personnage de l'officier suisse-coréen, à la fois neutre et impliquée. Son objectif est de préserver la sensibilité de chacun pour éviter un nouveau conflit et chercher à comprendre le pourquoi d'une fusillade.

Nettement plus intelligent qu'un tract revanchard, "JSA" part d'une scission globale pour s'intéresser à une amitié illégale. Car "JSA" parle bien d'entente, de cohabitation entre quelques hommes censés être ennemis intimes. S'attardant sur des caractères, le film évite la naïveté autant que le manichéisme. S'il n'a pas le courage de condamner ouvertement ses chefs d'état, ce qui l'empêche d'être un authentique brûlot politique ou un film réellement subversif, "JSA" marque des points à force de rigueur dans son écriture et sa mise en forme ; la tragédie à venir trouvant un écho puissant jusque dans une chute finale nihiliste et un dernier plan qui fait sens avec sa toile de fond.

Ici, les relations Nord-Sud ne sont pas utilisées comme simple outil de propagande, elles sont l'un des enjeux de drames humains et intimes. La personne n'est pas traitée comme un membre de la communauté qui doit lui être utile mais comme un individu avec ses espoirs et ses contradictions. Preuve en est que le film ne s'attarde pas sur l'aspect policier pour construire un suspense puisque nous connaissons le coupable dès les premières minutes. Il ne s'agit pas de savoir qui agit mais de comprendre pourquoi.

Une approche faussement timide mais réellement payante, "JSA" explorant ce triste paradoxe qui fait de la Corée un pays où il suffit de franchir le mauvais pont pour se retrouver en territoire ennemi, face à ses anciens compatriotes.

Rawi & Fritz_The_Cat

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