Akira Kurosawa, c’est plus de cinquante ans de carrière, et un héritage immense pour le septième art. Celui qui fut sans aucun doute l’un des plus grands cinéastes japonais est aujourd’hui notamment connu pour ses grands films de samouraï, qui inspirèrent bien d’autres cinéastes, comme Sergio Leone ou George Lucas, pour ne citer qu’eux. Et si on parle peu de ses premières années, elles ne furent pas dépourvues de films dignes d’intérêt, bien au contraire. Et cet Ange ivre nous le confirme.
Dans L’Ange ivre, Akira Kurosawa nous immerge dans une atmosphère triste, chaotique, celle d’un Japon d’après-guerre où les âmes errent et tentent de se trouver de nouveau une place dans le monde. Un air de guitare mélancolique, une mare où l’eau croupit et où l’on déverse des déchets… Le lieu est tout sauf avenant et annonce la couleur. Et c’est ici que nous faisons la rencontre des deux protagonistes que nous allons suivre. D’un côté, un jeune gangster impulsif et impétueux, qui refuse toute forme d’autorité. De l’autre, un médecin, plus âgé, au tempérament soupe-au-lait et qui se laisse souvent emporter par la colère. La rencontre fortuite entre les deux hommes va nouer une relation tumultueuse, basée sur un drôle de mélange entre de la haine, du respect et du désespoir.
Aussi chaotique ce monde peut-il paraître, il reste soumis à des lois ancestrales. Les caïds font régner la terreur, ont la mainmise sur des boutiques, font chanter les commerçants… Ici, c’est la loi du plus fort qui règne, et le moindre faux pas, le moindre signe de faiblesse, peut s’avérer fatal. Matsunaga (Toshiro Mifune), le yakuza, veut asseoir son pouvoir, il ne peut y renoncer. Sanada (Takashi Shimura), le médecin, le somme d’arrêter l’alcool, de faire ce qu’il faut pour combattre le mal qui ronge le jeune homme. Mais que faire quand on ne peut être maître de son propre destin ? Comment s’en sortir quand le monde qui nous entoure ne laisse que bien peu de considération à l’individu ? De ces conflits incessants entre deux hommes tentant tant bien que mal de faire fi de leur condition, Kurosawa fait jaillir l’humanité dans un monde qui en semblait dépourvu.
Le cinéaste ne cherche, ici, pas à juger ses personnages. Leur complexité, liée au contexte difficile dans lequel ils évoluent, fait que le spectateur éprouve naturellement une forme d’empathie envers eux. Le médecin, au-delà de son côté colérique, cherche à faire bouger les choses, et à aider le gangster à s’en sortir. Le gangster, quant à lui, prend peu à peu conscience du mal qui le guette, et s’il veut, progressivement, faire des efforts, ils est sans cesse rattrapé par les exigences du monde dans lequel il évolue. Kurosawa intègre ses personnages dans une forme de cycle, répétant certains schémas, comme pour montrer l’aspect inéluctable de la conclusion qui se dessine. Le cinéaste dépeint une ville grouillante, écrasant ses personnages sous le poids de la foule, dont ils peinent à se démarquer. Comme une jungle, elle laisse bien peu d’air, et ceux qui cherchent à respirer sont rappelés à l’ordre.
L’Ange ivre, c’est ce rapport déséquilibré entre l’individu et la société, la manifestation de la volonté propre face à la société inflexible, avec ses codes et ses travers. Les individus sont à la fois prisonniers de leur destin et mus par leur volonté, menottés par les compromis et aspirant à la liberté. Toutes ces contradictions façonnent, finalement, ces personnages profondément humains. Takashi Shimura et Toshiro Mifune, deux des acteurs fétiches de Kurosawa par excellence, forment un superbe duo, ajoutant encore à la beauté et au charme de ce Kurosawa, qui ne figure pas forcément parmi ses films les plus connus.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art