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C'est un temps où l'on écrit des billets doux en trempant sa plume dans un encrier, un temps de machine à écrire, d'élégants couvre-chefs et robes longues, de costumes bien coupés, de langage châtié, de désir qui connaît la patience, d'âmes qui ne craignent ni le silence ni l'ennui.


Lucy (éblouissante Gene Tierney) est une jeune veuve qui souhaite quitter le giron de sa belle-famille pour enfin vivre sa propre vie. Flanquée de son adorable bonne Martha et de sa fille Anna, elle s'installe à Gull Cottage, une belle et vaste demeure qui surplombe la mer. Dès la visite, nous le savons : la maison est hantée. Tous les occupants précédents ont débarrassé le plancher fissa après que feu l'ancien propriétaire leur ait flanqué une frousse bleue.


Mais il en faut davantage pour effrayer la belle Lucy, un personnage effronté à la langue bien pendue, qui se plaît à être qualifié d'obstinate et strong : une femme qui tient à son indépendance et à sa liberté de choix. Pas étonnant qu'elle se lie d'amitié avec le spectre qui vit dans la maison : Daniel, un marin au caractère bien trempé, qui jure (avec classe) et ne s'en laisse pas conter - qui se ressemble s'assemble. Au départ un peu impressionnée, la jeune femme va rapidement tisser une relation de confiance et une belle entente complice avec cet homme mystérieux (et plutôt beau gosse, n'ayons pas peur des mots).


Avec quelle grâce Mankiewicz entrelace la romance, le fantastique et la comédie ! Certaines scènes sont de vrais bijoux de théâtre : la visite de la belle-famille est absolument irrésistible de drôlerie, avec ce Daniel que seule entend et voit Lucy (ou plutôt Lucia, comme il a rebaptisé son amazone) et qui lui souffle des répliques insolentes qui horrifient les visiteurs. Les moments cocasses ne manquent pas, comme celui dans le compartiment du train, entre Lucy et Daniel (jaloux du perfumed parlour snake dont s'est entiché la jeune femme) et qui se clôt par la grosse voix autoritaire du marin chassant un (pauvre) homme qui comptait venir s'asseoir avec eux. (Scène qui m'a fait hurler de rire)



Cheer off, you blasted mud turtle ! There's no room !



Le spectateur est hilare puis, la scène suivante, il est bouleversé par la beauté de cet impossible face-à-face amoureux d'un romantisme échevelé qui ne peut que toucher en plein cœur. La délicatesse de ces yeux qui se caressent, leurs corps aimantés mais qui ne peuvent s'étreindre, la perfection de leurs traits à tous deux : le couple Gene Tierney/Rex Harrison n'a rien à envier aux plus beaux duos du 7ème art mondial.


L'intrigue prend un tour jouissif quand Daniel se met en tête de faire rédiger son autobiographie par Lucy, afin de lui offrir les moyens financiers de garder la maison. Au départ sceptique quant à la réussite de l'entreprise et l'intérêt que pourrait y trouver un éditeur, la jeune femme se prend vite aux aventures du marin et à son langage imagé, à la fois grossier et lyrique. Cet épisode achève de sceller entre les deux personnages un lien puissant et magique, où se mêle la tendresse, l'admiration, le désir et l'amour.


Et quel langage richement nourri, quels dialogues délicieux, quelle séduction délicate pour qui maîtrise un peu les circonvolutions de la langue de Shakespeare ! J'ai adoré les apparitions surprises de Daniel, sorte de génie qui suit Lucy partout où elle va.



You are a confoundedly attractive woman or hadn't you noticed ?



Have you decided to wait ? Forever if I must.



It's surprising enough to find a lady author infinitely more exciting than her heroine could possibly be.



I merely happened to be cruising in the vicinity.



Since Eve picked the apple, no woman's ever been taken entirely unaware. When a woman's kissed, it's because deep down she wants to be kissed. - That is nothing but masculine conceit !



Belle comme un coeur, sophistiquée et intelligente, Lucy fait tourner toutes les têtes dès lors qu'elle s'aventure dans le monde. Et Daniel le lui conseille, à contrecœur, comprenant bien qu'entre eux n'existe pas de futur possible :



You should be out in the world more, meeting people. Seeing men.



Le scénario est brillant et n'ennuie jamais : il prend un virage nouveau dès que la jeune femme passe la porte de l'éditeur, sous le charme du surprenant manuscrit qui n'a pas grand chose à voir avec la feminine literature qu'il a coutume de lire.


Daniel comprend vite que le monde des vivants est plus fort que le sien et que la jeune femme doit vivre avec ceux qui restent. La scène de son départ est si poignante qu'à sa seule pensée, mes yeux s'embuent en écrivant :



The only choice you could make, you've chosen life... And that's as it should be, whatever the reckoning. I can only confuse you more and destroy whatever chance you have left of happiness.



Ultime acte d'amour : Daniel souffle à sa belle de l'oublier. Il n'était qu'un rêve, il n'a jamais existé et elle a rédigé seule ce livre sur le point de devenir un véritable succès. C'est là que le film m'a semblé d'une universalité incroyable : le fantôme est également là pour incarner l'inspiration, métaphoriser l'enthousiasme qui, étymologiquement désigne la possession par un dieu ou une entité supérieure censée dicter une oeuvre d'art au poète médium. Nous l'avons vu à plusieurs reprises : Daniel est capable de prendre le pouvoir sur la voix des personnages afin de leur faire dire ce qu'il veut. Il est donc cet esprit qui a possédé et inspiré à Lucy ces pages brillantes.


Les années passent et, malgré la solitude et les déceptions, Lucy semble une femme heureuse dans cette maison qui fut son coup de foudre : cette fenêtre qui s'ouvre sur l'horizon lumineux m'a paru d'une beauté fulgurante.


La scène de fin est l'une des plus romantiques et romanesques qui soit et achève de gonfler de bonheur les cœurs sensibles, touchés par ce film fantastique à tous les points de vue, à la fois beau, élégant, drôle, intelligent et profondément bouleversant.


Merveille absolue.

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le 15 janv. 2017

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