Aouch. Est-on vraiment en 1929 ? C'est purement et simplement incroyable.
En regardant "L'Homme à la caméra", on a un peu l'impression de voir un demi-siècle de cinéma expérimental résumé en une heure... 50 ans avant son avènement. La forme et le questionnement sous-jacent sont d'une superbe modernité : j'en étais persuadé, mais ce genre d'œuvre me conforte dans l'idée que (attention, attaque gratuite en vue) des cinéastes comme Ron Fricke n'ont pas inventé grand-chose. D'autres l'ont fait avec beaucoup plus de sens, de goût, et de mesure avant eux : c'est de l'ordre de l'évidence en observant le travail de Dziga Vertov.
Un peu comme dans le court-métrage de 1906 "A trip down Market Street" qui dévoilait l'activité impressionnante d'une rue de Los Angeles (avant le tremblement de terre qui fera des milliers de morts et dévastera les paysages du film...), cet objet mi-film mi-documentaire s'intéresse à la vie dans la petite ville d'Odessa, en Ukraine. Un homme sillonne la ville avec sa caméra et capte la vie autour de lui. Comme le déclarent les cartons initiaux, ici, "pas de parole, pas de sous-titre, pas de scénario, pas d'acteur, pas de décor". Pour montrer l’effervescence de la vie dans ces conditions, Vertov déploie un trésor d'inventivité formelle, et le travail au niveau du montage est à ce titre phénoménal.
Pour Vertov, le cinéma, en s'éloignant du récit, en rejetant les procédés propres au théâtre et à la littérature, est le seul à pouvoir vraiment rendre compte de la réalité. En même temps que le caméraman filme les flux incessants de la ville, l'œil du spectateur voit la caméra qui lui délivre ces images. On lui dévoile une forme de vérité, de réalité, on lui montre ce qui reste habituellement caché sans que cela n’entache son immersion. La monteuse est également à l'honneur, et on voit le fruit de son travail en parallèle de son travail lui-même : c'est saisissant. La dernière image du film, avec un œil en surimpression sur l'objectif de la caméra au moment où le diaphragme se referme, est tout simplement géniale. C’est la naissance du fameux "ciné-œil".
Le film fait parfois un peu trop catalogue, à force d’énoncer toutes les techniques du style gros plan, ralenti, marche arrière, surimpression, etc. On a même droit à une séquence en stop motion — séquence incroyable, pour le moins convaincante... La composition de l'Alloy Orchestra (version de 1995 sur mon support), de par sa modernité flirtant avec l’anachronisme, est vraiment dérangeante : images et sons forment un couple presque antithétique. Mais peu importe : la volonté de démystifier le cinéma, avec son propre langage cinématographique et tous ces petits bouts qu'on assemble, reste terriblement puissante et emporte tout sur son passage. Une appréhension du réel entre manifeste politique et ode à la vie.
[AB #125]