Si la démarche d'un grand artiste est parfois tortueuse, elle est toujours affaire de tempérament. Après La Strada et son humanisme trop sirupeux, Il Bidone, qui dispensait une métaphysique désespérée, et Les Nuits de Cabiria, où un ange souriait à travers ses larmes, La Dolce Vita consacre la toute-puissance d’un créateur désormais affranchi des attentes et des contraintes. C’est la Somme Théologique de Saint Federico, le film où la vie toute entière est présentée conformément à la plus parfaite orthodoxie : une chronique délirante et fabuleuse de l’abandon. Certains processus sont inéluctables, à commencer par celui qui a conduit Fellini à s’interroger sur les raisons précises d’un divorce devenu intolérable entre l’être et le paraître. Le pas capital est franchi, et pour le prestidigitateur lui-même aucune prestidigitation ne semble plus valable. Difficile aujourd’hui d’imaginer l’émoi provoqué par le long-métrage en Italie à sa sortie, deux mois avant son sacre cannois. "Satyre !", criait-on à droite ; "Satire !", rétorquait-on à gauche. Lancée par le Vatican, une furieuse campagne de dénigrement trouvait des relais chez les parlementaires démocrates-chrétiens exigeant l’interdiction d’un film "moralement inacceptable". Beaucoup de commentateurs s’obstinaient à le dire confus, alors qu’il juge et condamne une société qui n’en finit pas de pourrir, qu’il désigne nommément un certain nombre de coupables dont il était alors de bon ton de ménager le prestige séculaire. La Dolce Vita met précisément en accusation la transmutation presque universelle de l’existence en spectacle, en une parade assourdissante et aveuglante où le temps même, qui fonderait notre liberté, notre responsabilité, s’efface au profit d’un étalement absurde, d’une juxtaposition vaine. De toute évidence l’œuvre est thématique, et d’une continuité conventionnelle, mais les préoccupations qui la traversent sont d’une profondeur soufflante : dépossession mortelle du "moi" par le personnage, invasion inexorable d’une mythologie sociale faite de perceptions mensongères, érotisme d’impuissants, conversion de toute vie humaine en mascarade. La Rome que dépeint Fellini a quelque chose du waste land de T.S. Eliot. Elle dispense un vertige qui révèle une sensibilité hantée, mue par la crainte incessante de l’abîme.
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Dès les premiers plans, la rupture avec les opus précédents de l’auteur est manifeste. Fellini utilise le format large du Cinémascope comme un tableau où il inscrit successivement des épures, des bouillonnements de formes, sans pour autant renoncer à cerner sur les visages frémissements et décompositions, comme il l’avait fait avec Les Vitelloni. Si les images du prologue se transforment en idéogrammes somptueux d’une singulière calligraphie céleste, le film dévoile ensuite une fantastique galerie de portraits. Parfois littéralement, comme dans le château où Marcello (Mastroianni, éblouissant de magnétisme blasé, de désinvolture feinte) découvre la lignée des aïeules. "Elles ont de si jolis yeux", dit-il des dames peintes, dont le regard fixe sert de contrepoint à celui d’Anouk Aimée, passive et perdue. Déjà Fellini traque les vieillardes étourdies de plaisir dont Casanova présentera l’archétype. Aux thermes de Caracella et dans la villa de la pinède, des haridelles parées exposent leurs bajoues et leurs dérisoire gloutonnerie. Visions fugitives et désespérées, elles effraient autant que les foules. Ces dernières sont toujours montrées au pas de course, cherchant à rompre les barrages, à envahir l’écran de mouvements convulsifs, pour dépouiller l’arbre du miracle ou découvrir un monstre marin échoué sur le sable. Mais la foule qui rythme l’œuvre et joint les séquences, qui se succèdent comme autant de films autonomes, est celle des paparazzi. Même quand ils sont individualisés, les jeunes photographes restent des anonymes. Marcello n’appelle son acolyte que "paparazzo", comme si c’était son nom. Ces parasites s’agglutinent, se collent à leurs victimes, leurs appareils devenant les mille yeux d’un insecte protéiforme. Sans cesse ils essaient de recomposer l’évènement minuscule, suggèrent poses et simagrées à leurs modèles plus ou moins offerts. Ces metteurs en scène de l’inexistant, le réalisateur les dénonce avec une fascination qui s’adresse à son double grinçant. Il s’accuse de façon encore plus explicite lors de la fausse apparition de la Vierge, qui met en œuvre d’inquiétantes complicités religieuses et policières, et où un démiurge ridicule dispose les lumières et dirige les bigotes en figurantes corvéables.
D’où vient que Marcello, journaliste à la fois blasé et anxieux, est au cœur du problème, puisqu’astreint à traiter le monde comme si cette représentation en constituait la seule réalité (alors qu’il sait bien, chaque fois qu’il retrouve Emma, quels sont le poids et la forme de celle-ci). Mais assurément les héros véritables ne sont ni Marcello, ni Steiner, si Sylvia, ni Emma, ni même Rome, laquelle demeure, avec son ciel, ses ruines et ses bustes d’empereurs, comme une présence de l’Histoire : c’est le groupe lui-même, et la société urbaine toute entière, en 1960. Raison pour laquelle l’emploi des épisodes-révélateurs, donnant une large importance au montage et aux collisions d’images, paraît si approprié. La longueur de cette Comédie Humaine résulte d’une telle perspective, d’une telle structure, mais l’unité fondamentale en est parfaitement préservée. À la falsification de Dieu, devenu Christ statufié survolant en hélicoptère les terrasses où bronzent les pin-up, succède l’arrivée de la Star, symbole d’incessante frustration et, pour elle-même, réduite à son mythe d’idole. Plus significative encore, voici cette subtile et dangereuse imposture : l’univers de Steiner, penseur et amateur d’art, ami et recours de Marcello, qui se révélera à son tour mystificateur et mystifié. Car la fausse intellectualité qu’il tente de prendre pour l’authentique, ce culte d’un dérisoire beau langage que célèbrent chez lui de déliquescents esthètes, l’amènent à convertir en exhibition son amour paternel, sans que resurgisse jamais dans aucun silence son humanité authentique, réduite à d’inutiles nostalgies. Il se suicidera donc après avoir tué ses enfants. Cet univers en loques célèbre sa fête de la décomposition dans un palais délabré près de la mer, où les forces de mort et d’anéantissement exercent leur travail parmi des nantis dont les obscènes simulacres trahissent la morne vacuité, non loin de la chapelle où se célèbre, sans fonction visible, la messe-alibi de toutes les grandes familles d’ici-bas.
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Film éminemment complexe, donc. Et qui met en question toutes choses sans jamais tomber dans le manichéisme facile. Emma, par exemple, incarne en effet, comme le lui reproche Marcello, un penchant d’égoïsme et de limitation ; mais c’est son moyen de défense contre la dépossession qui menace tout un chacun. Il ne gêne pas que le cinéaste traite en termes quasi expressionnistes (et non selon une conception "documentaire") certains passages à valeur sociologique ; tandis qu’il rejoint une approche néo-réaliste pour évoquer çà et là le plan de l’individu. Fellini brasse le fantastique du réel, fourre dans sa marmite les bagnoles, les lunettes excentriques et les sacs de femmes, les gueules des aristos, la télévision et sa machinerie insensée, les groupes électrogènes merveilleux, sans compter la construction d'immeubles futuristes, les masures croulantes, Sylvia grimpant l’escalier de la basilique Saint-Pierre en chasuble étroite de jeune cardinal, le mambo lascif sous les étoiles, la célébration du culte après les dionysies nocturnes et quelques autres menues ou douces folies, dans un climat vaguement apocalyptique... La sauce est énorme mais digne d'un gourmet averti. Tout passe, la vedette hollywoodienne hurlant à l'unisson d'un chien, se promenant avec un petit chat sur la tête, renchérissant sur les mystères de la mode par le biais d'une parure capitale et de souvenirs orphiques, ou donnant au héros, lors d’une scène légendaire, un baptême très païen dans la fontaine de Trevi. Des traits encore : ces starlettes et artistes avec qui le héros fait une trépidante tournée des grands-ducs, cette fille emplumée par Marcello au cours de la party finale, et ce cortège de patriciens licencieux parcourant au petit jour les jardins de la villa princière… Foudroiements au crayon gras, idées mémorables, délires fastueux que magnifie une mise en scène maîtrisée à la perfection. Séquences tour à tour féroces, sarcastiques, insolites, dressant le bilan d’un microcosme dissolu qui tente d’oublier son inanité dans une agitation incessante, et dont chaque excès de plaisir est suivi d’une douloureuse décompression post-coïtale. Diagnostic : la superficialité a vaincu le sens, le mutisme a vaincu la communication, la dépravation a vaincu la pureté.
Fellini porte sur tout cela le regard attentif, indifférent, cioranesque, d’un maquereau qui jaugerait une putain et chercherait ce qu’il va pouvoir en tirer. Or, paradoxe fertile, ces yeux de souteneur sont aussi virginaux. L’artiste impose sa présence par de magnifiques mouvements de grue qui élèvent soudain la perspective et donnent le point de vue de l’oiseau, ou de Dieu planant sous les coupoles. Filmée d’en dessous au contraire, Anita Ekberg tournoie dans ses voiles, portées à bout de bras par un faux empereur. Cette montagne de chair (que le cinéaste exploitera de façon encore plus explicite dans son sketch de Boccace 70) connaîtra une fructueuse descendance. Rétrospectivement, on retrouve dans La Dolce Vita bien des images que les œuvres suivantes ont reprises et amplifiées. Une bonne en cornette, toute blanche dans l’espace vide d’un hall d’hôpital, prépare déjà les défilés de mode ecclésiastiques de Roma. Les voisins et les curieux ont envahi l’escalier de Steiner : vu d’en bas il a tout d’une spirale de cauchemar, piquée de regards. Cette vision voyeuriste de l’enfer sera reprise pour les bas-fonds de Rome au début du Satyricon. Les divers types de femmes établissent quant à eux des constantes de l’univers fellinien. Le rêve, c’est Sylvia : à la fois "mère, amante, sœur", lui dit Marcello, c’est la "femme des origines", monumentale, laiteuse, aquatique. Aérienne, elle survole mêle le Vatican. Dans La Cité des Femmes, elle devient, sans perdre ses formes, un ballon qui s’envole et crève. La femme-épouse a deux visages. Hystérique, nourricière, jalouse, c’est Yvonne Furneaux. Belle, indifférente, sans espoir, c’est Anouk Aimée. L’anglo-saxonne froidement nymphomane qui s’offre à Marcello, c’est déjà Capucine dans Satyricon. La jeune fille innocente et lumineuse annonce bien sûr Claudia Cardinale, vision immaculée. Cinq ans avant Juliette des Esprits, les modes exubérantes sont celles qui transforment Giulietta Masina, Valentina Cortese et Sylva Koscina en oiseaux exotiques, tandis que les corolles feuilletées, les robes ballons, les capelines gigantesques préfigurent la séquence de la ville d’eau de 8 ½.
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Inlassable et perplexe autochtone des nuits italiennes, Marcello suit donc un itinéraire de modernité ironique qui mène aux grandes figures de l’imaginaire, à ce qu’il y a de monstrueux, de mythologique, dans le temps présent. Parce qu’il n’est pas né dans la jungle mirifique de la "douce vie" mais dans le désert d’une province assoupie, Fellini observe avec clairvoyance ce qu’il raconte, y participe dans une certaine mesure tout en conservant le détachement d’un moraliste, d’un chroniqueur, d’un ethnologue, voire d’un historien. Grand témoin de son époque, il dépeint la poursuite de la renommée et du scandale, le déisme et la jet-society, la décadence d’une certaine noblesse et l’inépuisable frénésie de jouissance de toute une classe sociale, l’impudence des uns et la détresse tragique des autres face aux inconnues d’un monde instable dont les pressentiments sinistres et les grondements menaçants laisse percevoir l’état de péril latent. Cette vaste fresque existentielle ressemble à une longue nuit d’amour, une succession d’étreintes entrecoupées de pauses, une alternance de délires fiévreux et de fantasmes qui s’achève dans une impression de vague dégoût, de tristesse de la chair — sur l’aurore désabusée d’une cruelle gueule de bois. La structure délibérément lâche de la narration révèle le cinéaste dans toute sa spontanéité baroque. Délestée de progression dramatique, elle précipite pour lui l’avènement d’un mode d'expression picaresque : les scènes sont parallèles, interchangeables, reliées seulement par la vague ossature qu’érigent les expériences du protagoniste. Cette approche lui convient mieux que toute autre car il est fait pour le désordre et la démesure, car il est généreux et confus comme tous les lyriques transalpins. Mais à la charité (chrétienne ou non) se substitue cette fois la lucidité, sans aucune concession au pathétique ou à l’attendrissement. Quittant les provinciaux, les baladins et les prostituées pour le demi-monde cosmopolite de la Via Veneto, Fellini affronte et savoure les volutes d’un discours qui s’éparpille et cède devant la rumeur des vagues. Aux ultimes images, l’angelot d’Ombrie converse par signes cabalistiques avec Marcello, sur la plage, parce que les bourrasques de vent couvrent sa voix. Fin vague à l'âme, fin splendide : le visage séraphique de l’innocence gratifie le spectateur d’un sourire mystérieux et d’un regard-caméra que le fondu au noir immortalise. À travers cette conclusion inoubliable, le Cagliostro du spectacle, le Diogène du cinéma rappelle que La Dolce Vita n’est pas juste un style de vie : c’est aussi son film le plus total et le plus achevé.
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