La Marseillaise
Encore un film où je vais avoir un mal fou à établir une critique puis mettre une note.Le sujet : on est entre 1789 et 1792 et des bataillons sont constitués dans les provinces françaises pour...
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le 14 juil. 2022
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Lorsque Jean Renoir est appelé par le Front Populaire, qui organise avec l’appui de la C.G.T. une souscription auprès des militants pour financer un film exaltant l’idéal révolutionnaire, son intention n’est pas de livrer une débauche d’images grandiloquentes ni de faire retentir les clairons héroïques. Sa grande idée est de réaliser une fresque bigarrée et égalitaire de la naissance d’une nation. Il engage ainsi une équipe qui travaille en coopérative, sans se soucier des lendemains, mettant en somme en pratique la belle utopie des ouvriers de l’imprimerie Batala dans Le Crime de Monsieur Lange. Il lui faut enraciner l’Histoire dans une réalité humaine, vivante, rechercher sa trace et son sens dans le mouvement éternel des peuples. Rien de plus normal, dès lors, que La Marseillaise (le film) présentât ceux qui adoptèrent et baptisèrent la Marseillaise ("Chant de guerre pour l’armée du Rhin"). Il se trouve en effet que l’air en question fut entendu par les fédérés de Marseille lors d’un banquet, de la bouche d’un insurgé de Montpellier, et que, trois jours avant l’arrivée de la colonne à Paris, son conseil général lançait une pétition contre la royauté. De même, il est exact qu’il y eut un double assaut aux Tuileries, le premier repoussé par un tir meurtrier, le second victorieux justement grâce aux Marseillais et aux Brestois arrivant à la rescousse des sectionnaires parisiens. Il est tout aussi avéré que les Suisses rencontrés par les rebelles furent invités en allemand à sympathiser et que quelques-uns se rendirent. Le réalisateur sait que cette journée a eu des dernières heures atroces, tout comme la prise de la Bastille, devenue Fête nationale en dépit des têtes coupées et plantées au bout des piques. Seulement, malgré les violences de l’Histoire, il lui est évident que le peuple a raison contre le Roi. "Nul ne peut régner innocemment", a dit Saint-Just et semble rappeler le cinéaste : un fondu-enchaîné justicier remplace au palais un garde en tricorne par un jeune jacobin en faction, bonnet phrygien et regard tourné vers l’avenir. Par ailleurs, si l’on songe à sa façon de filmer une rue du Midi par une fenêtre ouverte, ou au rassemblement sous les platanes des enrôlés tandis qu’un baryton local naïvement empathique entame un couplet du chant nouveau, on peut dire que Renoir fixe définitivement une certaine lumière du Sud sur le sol, les toits et les murs des maisons. Un mot suffit pour définir l’art avec lequel il joue de l’espace et du décor : élégance. Élégance des recadrages, des mouvements de grue, de certains travellings et panoramiques qui, à bout de course, découvrent un visage connu.
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Faire jouer la comédie à des acteurs, en toute liberté, recréer avec eux une ambiance fraternelle, susciter un enthousiasme communicatif à l’endroit de la cause embrassée, au lieu de se livrer au pointilleux mais stérile exercice du musée imaginaire : tel est le projet de Renoir, qui a su retrouver dans le peuple français des années trente les archétypes, les particularismes, les "gueules" les plus conformes à celles et ceux de 1789. Pour qu’un comédien soit bon, il est essentiel de le laisser s’exprimer dans le registre qui lui est propre, de respecter la saveur personnelle de son articulation, la hauteur de son timbre de voix et les altérations linguistiques qui peuvent déparer son élocution. Il faut entendre tel chef marseillais "résumer la situation" en quêtant les applaudissements de son auditoire, tel autre, pipe au bec, stigmatiser "les janissaires" et "les capellans", Jenny Hélia interpeller ses compatriotes, les mains sur les hanches, du haut de la tribune de l’Assemblée, Carette pester contre M. de Rochambault, et puis ici un parfum d’accent nivernais, là celui du parigot de souche… Le film est une sorte de fête du verbe, de symphonie des dialectes français. Car la Révolution, ce fut aussi un peu le soulèvement des patois et des idiomes populaires, le chœur immense de toutes les voix de France, sa saine et brouillonne effervescence contre le langage pompeux et maniéré de la Cour, bref le droit de tous à la parole. De façon progressive, les protagonistes, d’abord en "vacance" ou en fuite dans la montagne, s’agglomèrent au peuple de Marseille, qui part se fondre dans le creuset de la Nation, c’est-à-dire Paris en armes. Ce n’est à tout prendre qu’en deux ans que la fiction monarchique s’écroule. À la structure en épisodes s’en superpose une autre, qui fait contraster d’avance avec le chant la ritournelle des émigrés, parfaite expression d’une chimère sentimentale. Quant à l’hymne même, on l’apprend avec les Marseillais d’abord à la cantonade, puis à l’heure du départ (où les femmes tombent à genoux comme pour une bénédiction) et enfin à Paris. Avant de nous emmener au "cinéma dans le cinéma", c’est-à-dire au théâtre d’ombres assez rudimentaire de Lotte Reiniger, Renoir signale, par des affiches d’époque, que les théâtres de la capitale fonctionnaient en abondance. Et, détail révélateur, il prête à Louis XVI une allusion à la tragédie dont lui et son entourage sont les acteurs. Marie-Antoinette aura même ce mot révélateur : "Le rideau va se lever sur le dernier acte de la tragédie, et je suis d’avis de frapper les trois coups !" Ainsi voit-on déjà la légende s’emparer de l’Histoire.
Exemple de rigueur dramatique, le film narre l’envahissement progressif d’un monde qui se perd (dans tous les sens du terme) par un autre qui se cherche. En travers de ce mouvement, il n’y a qu’un homme (et le dernier carré des aristocrates non émigrés ou non ralliés) : Pierre Renoir est parfait dans sa composition du roi, utilisant sa lenteur naturelle, sa parcimonie physique, sa myopie (exagérée ?) pour occuper l’espace d’une manière presque inerte, qui répond au mot terrible de Mirabeau sur sa nolonté. On a souvent commenté le gag (car c’en est un) de la perruque de travers, lors du passage en revue des troupes. On a moins remarqué que dans la séquence suivante, il demeure superbement empoté avec son couvre-chef empanaché à la main, qu’un ordre soudain empêche à trois reprises d’exhiber dignement. C’est cela, le véritable réalisme. Dans le même ordre d’idée, le retrait des Tuileries (dirigé, Jouvet-Rœderer aidant, comme un défilé de somnambules) s’oppose à l’attitude de la reine, avec son air pincé d’étrangère en visite, ou à l’agonie de Bomier qui voit repasser au pas de charge ses camarades victorieux sous le regard bouleversé de sa jeune amie parisienne. Si la bataille de Valmy est traitée comme une clausule, c’est que l’opéra est fini. Au cri "Vive la Nation !" Renoir substitue une digression lyrique sur la liberté conçue comme une belle amante. L’obscure dette mélodramatique qui empêchait Bomier de partir trouve son sens : le "rachat" par la mère, qui permet le départ, était déjà l’image de la redevance inconnue envers la patrie. C’est autour de filles aux bras chargés de fleurs que passe le travelling complexe qui, du carton "Ci-gît la Bastille", s’élève jusqu’à la grande place où, du fond, débouchent les volontaires. Il faut signaler aussi le chorus des femmes entamant la Carmagnole à l’instant décisif de la réunion du Club, la course des chambrières contrastant avec la raideur mécanique des soldats de garde, ou bien sûr la galvanisante harangue de la citoyenne Louise Auclair devant la Constitution à Valencienne — grand moment d’exaltation collective. Mais c’est à Nadia Sibirskaïa que le cinéaste réserve toute sa tendresse, sans pour autant tomber dans la frivolité.
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Le génie de Renoir tient à une profonde réconciliation affective dans un monde déchiré par la guerre civile. Des pinèdes méridionales aux allées des Tuileries, des enfants pauvres allumant leurs pétards au Dauphin jouant avec les feuilles mortes, des délicates scènes d’amour à la tuerie dans les escaliers du palais, des sans-culottes à Louis XVI, chaque élément est justifié, chaque personnage défendu. Même Marie-Antoinette, sèche et froide, est autorisée dans ce film "de gauche" à émouvoir : ses larmes à la fenêtre quand elle voit son mari fourvoyé et sa cause perdue. Pour autant, il n’y a pas dans La Marseillaise l’impossible objectivité que certains ont cru y trouver. Ce qui s’y affronte, ce ne sont pas les raisons de chacun, très chères à Renoir par ailleurs. La scène de Coblence est caractéristique : la haine feutrée aveugle la plupart des bannis, tandis que Saint-Laurent reste lucide et expose le point de vue qu’Arnaud lui a révélé sur la tour du fort à Marseille. Mais la partie n’est pas égale : à aucun moment, le doute sur le bien-fondé de leur action n’effleure les patriotes. Pendant que les nobles essaient de reconstituer le menuet, eux s’initient à la manœuvre en douze temps du fusil : à l’archéologie se confronte la technologie (dont on sait le goût chez Renoir, cf par exemple la lunette d’approche de La Règle du Jeu). Bien que les grands axes de la narration disposent d’une autonomie qui en assure la modernité, les destins individuels interfèrent (avec ou sans violence) dans la progression du récit. Ainsi la dramaturgie du peuple coïncide-t-elle avec celle du film, qui réserve de très beaux instants d’émotion ou de souffle épique : la voix rauque et cassée de Louison lorsqu’elle apprend la blessure mortelle de Bomier, l’arrivée du régiment au faubourg Saint-Antoine, ou bien encore le moment où les assaillants se rangent devant la Garde nationale, l’exhortent à changer de camp, et que la fraternisation s’établit. Ce qui s’ébauche avec une brève véhémence à Valmy, c’est à la lettre une autre histoire, écrite pour prévenir les Français de ce qui, en 1938, se prépare au-delà du Rhin. Il est donc logique qu’un Provençal moins tendre que Bomier, artiste et beau parleur, défie tous les tyrans de l’Europe, et qu’avec Arnaud le sentencieux la conquête de la liberté soit finalement comparée à celle d’une femme qui n’est pas encore la maîtresse de l’homme mais qui laisse la porte ouverte à l’activité du désir. La Marseillaise n’est pas davantage la joyeuse bousculade que d’autres ont vue. C’est en réalité l’un des opus les plus cohérents et les plus denses de la carrière de Renoir. L’aspect débridé de la vie, constante du cinéaste, y est rendu en même temps que l’idée centrale (la liberté et tout ce qu’elle suppose) prend graduellement forme et rigueur. Par sa qualité plastique autant que par sa gravité politique, c’est aussi, sans doute, c'est aussi l'un des rares films à la hauteur des événements dont tant d’entreprises ont essayé fiévreusement d’exploiter la renommée et d’obérer le souvenir.
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le 6 sept. 2015
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