"I'm a strong tree with branches for many birds."
La Nuit du Chasseur est un film atypique. Seule réalisation du comédien Charles Laughton, sortie en 1955, avec un Robert Mitchum en contre-emploi, le film part pourtant d'un postulat classique : un dangereux arriviste souhaite mettre la main sur un butin soigneusement caché. Rien de très original ou surprenant ici, et pourtant...
La nuit du chasseur est une fable. Comme les fameux récits de La Fontaine, elle exprime une morale à travers la fiction. Point d'animaux mais des archétypes : le révérend Powell est le grand méchant loup, avide et bestial, Lillian Gish est la protectrice, le chasseur, qui défait le loup et protège les innocents, ce schéma est classique. Cette forme n'est pas inédite dans l'histoire du cinéma, et bien des films ont été influencés plus ou moins fortement par ces contes, mais là où La Nuit du Chasseur se démarque, c'est par le fait qu'il assume totalement cette orientation, qu'il y plonge à fond et se réapproprie les codes et la noirceur qui caractérisent ces récits.
Utiliser des archétypes est un procédé courant, qui permet au narrateur d'atteindre un « schéma-type », universel. La nuit du chasseur parle d'enfance et de protection. Harry Powell, le grand méchant loup, dévore tout ce qui est à sa portée, et les enfants cherchent à lui échapper. Un antagoniste, un enjeu clairement défini, le récit est d'une simplicité limpide ; par là encore, on rejoint les fables de La Fontaine ou les contes de Perrault.
Manichéen, le film l'est assurément : c'est sa base même. Laughton joue constamment sur les oppositions : chaque personnage masculin possède son pendant féminin, qui lui fait écho : Harry Powell et Rachel Cooper, le fils et la fille, la mère et le père, et même les personnages secondaires comme le couple Spoon. Les seules exceptions seraient éventuellement les jeunes filles recueillis par Mrs. Cooper (pour mieux mettre en valeur le héros qui sera dès lors le seul garçon de la bande ?) et le vieil oncle Birdie. Et encore : pour les jeunes filles, on peut mettre en opposition les garçons qui draguent Ruby au détour d'une ruelle et qui semblent livrés à eux-mêmes, et autour de l'oncle Birdie flotte la présence de sa femme décédée. Même dans le détail, tout est affaire de couple. Cette volonté d'opposer les éléments se retrouve également dans la forme : un noir et blanc très contrasté, avec des images souvent stylisées. Et il y a, bien sûr, le fameux « Love & Hate » qui orne les phalanges de l'inquiétant révérend
Cet aspect de conte archétypal, renforcé par son travail esthétique tout à fait singulier, confèrent à la Nuit du Chasseur une tonalité étrange, un glissement entre le film noir (dont les codes sont encore très en vigueur, et le seront jusqu'à la Soif du Mal) et le genre fantastique (le révérend qui traque les enfants, sans relâche, sans jamais se faire distancer, ou la découverte du corps sous l'eau). Le film opère un numéro d'équilibriste entre les deux, basculant parfois davantage chez l'un, davantage chez l'autre, mais sans jamais trancher clairement, le noir & blanc aidant énormément à obtenir ce résultat.
Conte sur l'enfance et la protection, La Nuit du Chasseur se distingue également par la trajectoire de l'intrigue (qui, du reste, est annoncé clairement à travers le personnage du révérend en début de film). Une première partie très noire, très cruelle, digne des contes les plus inquiétants d'Andersen. Et puis la lumière revient, « l'amour » reprend peu à peu ses droits, pour finir par terrasser « la haine ». Là encore, on joue sur les oppositions. Ce qui fait la spécificité de cette trajectoire n'est pas le fait qu'on terrasse le mal à la fin, mais le fait qu'on le fasse progressivement, par petite touche, plutôt que dans un final en apothéose. On ne bat pas le méchant brutalement, on l'a à l'usure : c'est une course de fond, où le plus endurant gagne.
Ce jeu constant sur les archétypes a forcément un revers, et ne permet pas de creuser un fond condamné à rester simple – sans être toutefois simpliste : il y a malgré tout des choses à creuser, comme par exemple l'idée d'un mal qui ne se trouve pas là où on le pense. Mais globalement, les qualités du film sont à chercher ailleurs. Dans sa maîtrise formelle absolument impeccable, dans sa narration exemplaire, dans ses acteurs, aussi (Robert Mitchum et Lillian Gish, notamment, qui apportent énormément de nuances à leurs personnages). Dans tous les points cités plus haut, qui confèrent au film une identité à part, attachante, comme si son histoire toute entière épousait le point de vue des enfants, et par là-même tordait les faits réels. Ou encore, tout simplement, parce que le film se révèle extrêmement envoûtant, élégant, poétique, et émouvant.
Ça paraît simple, dit comme ça...