Récemment, j’ai eu l’occasion de citer, à plusieurs reprises, le cinéaste Jean-Pierre Melville, qui s’est notamment imposé comme un des grands maîtres du polar au cinéma. Un de ceux qui ont fait les grandes heures du cinéma français. Le cinéaste qui a réalisé le film dont il est ici question, en est également un. Clouzot est une valeur sûre, mais il semblait intéressant de se pencher, enfin, sur ce qui est probablement l’un de ses films les plus célèbres : Le Salaire de la peur.


Ici, Clouzot va accorder beaucoup d’importance à l’exposition. On se retrouve au beau milieu d’un village perdu dans une contrée désertique, parmi une population hétéroclite venue des quatre coins du monde. La chaleur est étouffante et accablante. Les hommes attendent, ils ne font rien sinon guetter. C’est un étrange tableau qui se dresse devant nous, avec ce groupe de parias qui semblent être venus là faute de mieux, égarés dans cette contrée perdue. Ils sont parfois débraillés, comme Mario (Yves Montand), ou plus distingués (d’apparence tout du moins), comme Jo (Charles Vanel), mais, là, ils sont tous logés à la même enseigne. Désœuvrés, acculés par le manque d’argent et d’opportunités.


Clouzot nous montre un lieu où les bas instincts resurgissent, où l’Homme est presque revenu à l’état sauvage, où le concept de civilisation n’existe pratiquement pas. Pourtant, si ce décorum est bien peu flatteur et engageant, il ne s’agit que d’une porte d’entrée vers quelque chose d’encore plus sombre et dangereux. En effet, Le Salaire de la peur, c’est un aller simple pour l’Enfer. La crasse, la sueur, la poussière et le pétrole se mélangent ici aux confins du monde. La symbolique du puits de pétrole en feu est assez claire dans son intention. C’est l’image d’un feu permanent, d’un brasier représentant l’Enfer, d’un but ultime, où se consument tous les espoirs des Hommes et leur quête de richesse.


Pour qu’elle soit révélatrice, cette échappée vers l’Enfer devra être lente et périlleuse. Ils seront quatre à l’entreprendre, quatre hommes bien différents, appréhendant le danger chacun à leur manière, et qui vont, d’ailleurs, peu à peu dévoiler leur véritable nature. L’enjeu, l’espoir, la peur et l’expérience seront autant de facteurs qui vont influer sur l’évolution des personnages, et de leur entreprise. Sur cette route, Clouzot veut se focaliser sur le danger, sur les hommes et sur leur but. Pas de musique, pas d’artifices. Le montage est millimétré, précis. Il met en lumière les instants où tout peut basculer, se focalisant sur un ou des détails, montrant que le succès de la mission et que la vie de ces hommes ne tient qu’à un fil. Ce schéma sera notamment visible au détour de plusieurs séquences mémorables, comme la traversée de la fondrière, le virage périlleux en montagne, la destruction du rocher et, bien sûr, la traversée du lac de pétrole.


Le Salaire de la peur est plein de symbolique, comme ce pipeline rompu d’où gicle le pétrole, comme un membre ou une artère sectionnée d’où coule le sang. Le pétrole, cette inestimable source de richesse, est comme un liquide poisseux, de la boue, où l’on s’enlise, et où l’on peut même se noyer. Le discours sur l’humanité et la cupidité est ici fort et éloquent, mais ce fond glaçant et au constat grave et cynique s’associe à une forme des plus ingénieuses, qui permet à Clouzot de prendre son spectateur en otage et qui l’oblige à endurer le calvaire des protagonistes du film. En définitive, Le Salaire de la peur est l’image d’une humanité perdue, égarée, qui se cherche, et sacrifiée sur l’autel du profit. Une leçon de suspense de la part de Clouzot.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

JKDZ29
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films d'Henri-Georges Clouzot et Vus en 2019 : Aventures cinéphiles

Créée

le 17 août 2019

Critique lue 196 fois

5 j'aime

JKDZ29

Écrit par

Critique lue 196 fois

5

D'autres avis sur Le Salaire de la peur

Le Salaire de la peur
Nom-de-pays-le-nom
5

Comment gâcher un chef-d'oeuvre

Oublions la fin du film un moment et faisons comme s’il s’achevait sur la dernière phrase d’un ouvrier disant juste après qu’Yves Montand se soit effondré : « il s’est endormi ». Le Salaire de la...

le 14 janv. 2014

63 j'aime

7

Le Salaire de la peur
blacktide
9

Une question de vie ou de mort

Comment devient-on cinéphile ? Comment cultiver cette passion pour ne jamais en perdre le goût ? Autant de réponses à l’objectivité hasardeuse que d’individus tombés dans la marmite pour des raisons...

le 8 nov. 2017

53 j'aime

13

Le Salaire de la peur
Moizi
9

Spintires

Eh ben... je joue souvent à un jeu avec des amis : "pour combien tu fais..." (remplacez les points de suspension par lécher une barre de métro, manger des matière fécale (avec distinctions selon la...

le 18 janv. 2015

44 j'aime

Du même critique

The Lighthouse
JKDZ29
8

Plein phare

Dès l’annonce de sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, The Lighthouse a figuré parmi mes immanquables de ce Festival. Certes, je n’avais pas vu The Witch, mais le simple énoncé de...

le 20 mai 2019

77 j'aime

10

Alien: Covenant
JKDZ29
7

Chronique d'une saga enlisée et d'un opus détesté

A peine est-il sorti, que je vois déjà un nombre incalculable de critiques assassines venir accabler Alien : Covenant. Après le très contesté Prometheus, Ridley Scott se serait-il encore fourvoyé ...

le 10 mai 2017

75 j'aime

17

Burning
JKDZ29
7

De la suggestion naît le doute

De récentes découvertes telles que Memoir of a Murderer et A Taxi Driver m’ont rappelé la richesse du cinéma sud-coréen et son style tout à fait particulier et attrayant. La présence de Burning dans...

le 19 mai 2018

43 j'aime

5