Il vous secoue, il vous passe à l'attendrisseur et... glop ! C'est le requin, le grand blanc décrit par Quint à sa première apparition. On est tenté d'y voir aussi une définition de l'impact du film. Il vous secoue, c'est le premier degré, le spectacle, la peur ; il vous passe à l'attendrisseur, c'est le second niveau, la sympathie pour les héros face au danger, la communauté humaine qui, devant l'infini des flots et l'horreur qu'ils recèlent, se ressoude ; et glop !, la loi du cœur, l’instinct social, le familialisme vous ont happé insidieusement, au rythme des retours de la grande mâchoire. Puissance éprouvée de ce cinéma délibérément accroché à l'hameçon du fantasme, foncièrement mythique, résolument épique. Le troisième long-métrage de Steven Spielberg, au-delà de son gigantesque succès commercial, a imprimé une marque indélébile dans l’inconscient collectif. Il a fait le plaisir de toutes les générations qui se sont succédé depuis sa sortie, lisible en d'autres temps car intimement daté du sien. S’il dépasse largement les motifs et clichés du film-catastrophe, genre auquel il appartient officiellement, il découle néanmoins de cet héritage qui remonte assez loin dans l’histoire hollywoodienne. Malgré le classement hiérarchisant des genres, il demeure un modèle des fulgurances transgressives du travail artistique qui échappent toujours aux enrégimentements idéologiques établis. Nourri par tout ce qui constituait la thématique et la pensée dominantes de son époque (la crise et ses causes, la place de l’homme dans l’environnement…), il joue sur de nombreuses couches fictionnelles, précise la fonction du fantastique dans l'imaginaire contemporain en même temps qu’il prolonge la fresque des obsessions de l'Amérique des années 70 — son discours fleure la Lookheed et autres scandales. Qui affaiblit l'homme devant la nature ? C’est le lucre de la bourgeoisie locale, la rapacité criminelle des "requins" du profit, qui veulent préserver la popularité politique et l'économie hôtelière. À Amity, charmante station balnéaire de la côte Est, la menace ne vient plus du ciel mais du fond de la mer : un goinfre sélacien s’est mis en quête de chair fraîche. Or la saison touristique bat son plein, et il ne saurait être question de fermer les plages, de laisser la psychose s’emparer des estivants. La police n'a d’autre choix que de se mettre au service des intérêts privés, et non du public (il faut noter à ce propos le remarquable catalogue de visages du peuple américain qui nous est montré).
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Le film présente trois personnages incarnant chacun un aspect de l'homme contemporain. L’ineptie des premiers intervenants prépare l’accession au premier plan de ce trio dont chaque membre possède sa motivation propre. La diversité et l’intensité de leurs mobiles, le relief que confère leur caractère éminemment subjectif, éloignent des mécanismes et usages selon lesquels toute action est simple réaction dictée par un souci d’efficience. Quint mêle archétype, fiction et enracinement dans la réalité ; son apparence, ses manières, ses chansons le définissent comme marin et aventurier ; ses certitudes le rapprochent du sur-homme ; sorte de sorcier, il cultive une accointance non naturelle avec les requins ; il montre un mépris quasi misanthrope pour ses semblables ; presque sauvage, il agit enfin par motivation financière et personnelle. Matt Hooper est lui aussi un solitaire, mais il s'oppose au baroudeur des mers comme l'ancien au nouveau. C’est un savant (trait pertinent : les lunettes), doté de connaissances théoriques et d'un matériel perfectionné alors que Quint pratique l'empirisme. Mû par sa vocation, il intervient pour lui-même, sans responsabilité vis-à-vis de la communauté. La science dont il se fait le défenseur éclaire à tout moment l'enquête, fait progresser les recherches, détecte littéralement "ce qui se passe en dessous" (les petits radars émetteurs). Le chasseur de requins et l’ichtyophile sont complémentaires : la paranoïa du premier coiffe et guide la névrose obsessionnelle du second, paranoïa et névrose dont le léger excès est corrigé et normativé par la figure du flic. La notion de défi prédomine dans le dernier tiers du récit avec le personnage de Quint et acquiert alors une évidente coloration melvillo-hemingwayenne. Histoire d'hommes, bien sûr, et de camaraderie œdipienne de groupe : voir la séquence de l'exhibition mutuelle des cicatrices, les sérieuses du chasseur et de l'océanographe, et celle dérisoire mais si sympathique de l'appendicite du policier (degré zéro de la scarification symbolique). Que signifient ces plaies refermées et intégrées à la mémoire du corps, dans cette scène de complicité virile à l'effet spéculaire garanti ? La chaude appartenance à la tribu humaine, tout simplement.
Reste le troisième protagoniste. Martin Brody ne bénéficie ni de l'aisance insolente de Quint, ni du savoir et de la liberté de Hooper. Il possède une famille qui le rend vulnérable, se trouve dans une position indéterminée : new-yorkais en poste dans une île, il a la phobie de l'eau. Son métier est ingrat, mal payé et mal traité. Il subit sans pouvoir se défendre les pressions du maire et les reproches d'une mère. Il apparaît au matin dans son foyer, puis à son bureau, affrontant des difficultés triviales. Il agit d'abord, avec lucidité et entêtement, pour le bien de tous. Ensuite, parce qu'il a été menacé personnellement, il se lance dans l'action. Il représente le serviteur des autres, au contraire de ses deux partenaires, de Meadows aussi, qui sacrifie ses proches à sa fonction. Après l'échec de Hooper, après la mort de Quint, il vient seul à bout du monstre, à l'aide d'un simple outil que n’importe qui peut employer, un fusil. L’aventure l’aura en outre aidé à se former : sa peur de l’eau a disparu. Et si par son humour la pirouette finale évite l’assomption de Brody au rôle de sauveur en le confirmant comme un anti-héros, cet homme moyen est le véritable triomphateur du film. Il fallait un personnage comme lui pour que le combat avec le requin ait un sens autre que celui d'un exploit. De manière significative, la proximité du 4 juillet fournit également le moyen d'exacerber les inquiétudes du maire et de souligner l'ambiguïté des rapports entre les élus et les citoyens. Vaughn veut sauvegarder le bien-être de ses électeurs, soutenu par le conseil municipal. Le chef de la police, en prenant en main son destin, sauve les gestionnaires intéressés et timorés et rétablit un ordre de valeurs. La fête nationale rappelle la fondation même de la nation et le début d'une conquête essentiellement terrestre. Les éléments semblent avoir choisi précisément ce jour pour menacer l’équilibre d'une petite collectivité à l'image de toutes les autres, et en un domaine non contrôlé ou ignoré, l’océan.
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Le film présente ainsi la lutte de l'homme moderne contre une nature apparemment domestiquée mais dont la sauvagerie est toujours prête à renaître. Elle n’est cependant pas donnée comme une puissance irrationnelle mais comme une force en mouvement, scientifiquement analysable. Dès l'ouverture nocturne, la mer s’impose telle une masse noire, épaisse, quasi impénétrable. Un danger mortel en émane, qu'on ne verra pas. Les séquences sous-marines sont rares, et toujours imprégnées d'effroi (découverte du cadavre d'un pêcheur, descente dans la cage). La mise en scène supprime tout caractère pittoresque et même repérable au monde aquatique, qui est un espace glauque, illimité, d'où la moindre vie est exclue. De la première à la dernière minute, Spielberg joue avec nos nerfs à grands coups d’électrochocs et d’effets compensateurs. Du haut de ses vingt-huit ans, il témoigne d’une autorité qui est celle d’un vieux capitaine. Sa technique narrative, sa gestion des pics dramaturgiques, son sens de la suggestion sont relayées par le célébrissime leitmotiv à deux notes de John Williams, dont l’oppressant crescendo égale les meilleures compositions de Bernard Herrmann pour Hitchcock. Une dialectique du redressement et de la rechute précipite le déroulement de l’action : les signes tantôt se masquent (leurres, substituts, fausses pistes), tantôt se donnent comme tels, et le "travail du film" efface ses traces en même temps qu’il se révèle. Lorsque s'engage le combat des trois hommes, rendu fabuleux par la force de l’animal, par sa vaillance et par une rouerie qui ressemble à de l’intelligence, le récit atteint des dimensions quasi immémoriales. Le ciel, l'océan, la solitude, l’obstination et le courage contre cette menace qui rôde : tout concourt à ce que l’aventure rejoigne le mythe. Longtemps, le mangeur d’hommes ne reste guère qu’une vague forme sombre sous la surface de l’eau. Il faut attendre plus de soixante-dix minutes pour le voir enfin, en une apparition aussi brève qu’un éclair de cauchemar : la voilà, cette abomination des profondeurs, qui surgit sous le nez de Brody avec sa gueule béante surmontée de deux yeux noirs et morts. L'opérateur du suspense, c'est le hors-champ, ou plutôt deux types d’invisibles articulés l'un à l'autre. Un hors-champ métonymique, contigu à la sphère visuelle, d'où peut jaillir à tout instant la Bête là où (et quand) on ne l'attend pas. Surfaces calmes, eaux soudain trouées par ce qui en émerge. Et un hors-champ métaphorique, qui est aussi l'irréductible versant d'ombre, l'abîme thanatologique, l'insondable nuit où la créature condense ses effrayants prestiges. La métonymie, c'est le registre de la chasse, de la peur, de l'avenir immédiat ; la métaphore, c'est celui de l'Histoire, de la culpabilité et du passé (les souvenirs de Quint, les requins de l’USS Indianapolis et d'Hiroshima, scène primitive et péché originel). Leur association fait de ce thriller l’un des films d’angoisse les plus denses, pénétrants et efficaces jamais réalisés.
Jaws. Les Dents de la Mer. Quel titre pensé ! Il a toute la puissance d’évocation sado-maso-fais-moi-peur pour attirer les foules en mal de morsure — celle qu'on inflige aux autres, celle qu'on redoute et qu'en même temps on souhaite subir soi-même. Car l’histoire possède les vertus thérapeutiques qui lui permettent de conjurer la frousse d'un cataclysme imminent. L’explosion finale du carnassier baigneurophage a valeur d’exorcisme, de retour à l’ordre à la surface de la mer étale, vers la terre rassérénée. On a suffisamment commenté le caractère sexuel de cette troublante parabole sur la hantise du vagin denté, de la castration et du retour au ventre maternel. De nombreuses séquences instaurent l'analogie presque onirique d’une telle lecture (l'éventration du squale libère un liquide laiteux et spermatique). Par ailleurs, toutes les armes utilisées contre l’animal sont assimilables à des symboles phalliques (fusil, pistolet, lance-seringue, poignard). Introduction d’anthologie : la première victime est une hippie provocatrice que la mer absorbe littéralement, et que l’on retrouve couverte d'algues, déchiquetée par des crabes, puis en morceaux sur une table d'autopsie. Le sous-texte quasi génétique des slashers à venir, qui voit le pulsionnel châtié par le surmoi puritain, est déjà formulé dans cette affiliation du fruit défendu et de la mort violente. C'est à travers Quint que la menace est la plus manifeste : lui qui s'est voué à l’annihilation de l’espèce honnie sera coupé en deux par la bouche vengeresse aux crocs acérés. Le requin, c’est bien sûr la part mystérieuse, taboue, primitive et monstrueuse de ce que l’on ne voit pas mais qui est en nous et que l’on cache par grands fonds. Il ne s'agit pas de s'émerveiller de ces éléments psychanalysants mais d'en admirer l'interaction, l'interdépendance avec les autres thèmes, qui s'éclairent tous mutuellement. Le film travaille sur des mythes et des conventions culturelles ancestraux (les femmes-poissons dévoreuses chez Jérôme Bosch, les vagins infernaux dénoncés par l'inquisition religieuse du Moyen Âge). Il actualise une terreur fondamentale, conjoint la peur née de la transformation d'un animal généralement haï (reptiles, araignées…) avec celle suscitée par sa conduite aberrante (comme dans Les Oiseaux), qui témoigne d'un retournement cosmique. Il dénonce l'impéritie des autorités et traduit le désaveu des citoyens devant leurs représentants. Il rappelle enfin que l’homme ordinaire est le véritable héros de la vie américaine. Autant de facteurs qui en assurent la pérennité, témoignent de sa richesse, de son écho, de son ampleur et de son accomplissement exemplaire. Le premier sommet d’un des plus grands réalisateurs de notre époque.
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