Le goût du sang
Le premier film de Ridley Scott m’avait laissé un souvenir mitigé. Le synopsis est connu : deux officiers de hussards se vouent une haine aussi inexpiable que sans objet, qu’ils expriment par une...
le 21 avr. 2016
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Le premier film de Ridley Scott m’avait laissé un souvenir mitigé. Le synopsis est connu : deux officiers de hussards se vouent une haine aussi inexpiable que sans objet, qu’ils expriment par une succession de duels.
La forme est magnifique. A sa sortie, Duellistes ne pouvait nier sa filiation avec le somptueux Barry Lyndon (1976) de Kubrick. Ils partagent le soucis du détail, les soirées à la bougie, les décors naturels brumeux, les lents plans fixes sur des levers de soleil embrassant une nature vierge. Que le Périgord est beau ! Si le film évoque, en permanence, l’interminable conflit qui opposa la France à l’Europe coalisée, on n’assistera, par manque de moyens, qu’à une (toute) petite escarmouche. La reconstitution historique est néanmoins parfaite, presque trop. Pas un brandebourg, ni un bouton de guêtre, ne manque aux uniformes. Les tenues gagnent en élégance, ce qu’elles perdent en réalisme. Nos cavaliers s’apparentent plus à des troupes de parades ; les gardes royales ou impériales qui se pavanent aux entrées des palais ; qu’à des militaires devisant entre deux combats. Peu importe.
Le fond est plus contestable. Le lieutenant d’Hubert (Keith Carradine) annonce à Féraud (Harvey Keitel) sa sanction, suite à un duel avec un civil. Le puni prend la mouche et défie le messager, contraint d’accepter une première rencontre, première d’une longue série. Le scénario rompt l’éventuelle monotonie en variant les décors et les armes. L’histoire est tirée d’une nouvelle de Joseph Conrad, qui lui-même s’inspirait de la vingtaine de combats ayant opposé les généraux Fournier-Sarloveze et Dupont de l’Etang, manifestement de forces égales. Souvent lapidaires, les critiques dénoncèrent la psychologie sommaire de héros monolithiques et caricaturaux, bien éloignée du subtil travail de Kubrick. Est-ce exact ? Je ne crois pas.
Le personnage d’Armand d’Hubert est finement travaillé. Le jeune ci-devant est ruiné. Sa sœur vit chez son mari et s’empressera, la paix revenue, afin de lui procurer un toit, de lui proposer un riche parti. Il n’a pas émigré, mais servit les armes de la République. Il sera de tous les combats, jusqu’à l’abdication de 1814. Il épouse la belle royaliste Adèle, mais ne renie rien de son passé. Diplomate, il élude avec élégance les toasts en l’honneur de Louis XVIII de l’oncle Rivarol. Le chevalier, magnifiquement joué par John McEnery, est criant de vérité. L’aristocrate a survécu à vingt années d’exil en se faisant bottier. A son retour, le vieillard a recouvré un château, porte perruque poudrée les jours de fête, mais s’obstine à travailler le cuir : n’a-t-il pas, lui aussi, tout perdu ?
Gabriel Féraud est certes plus simple, mais est-il pour autant simpliste ? La Révolution a offert une carrière inespérée au sous-officier de Louis XVI. L’homme ne semble guère passionné par la politique. Il aime les soirées arrosées avec camarades et subalternes, les défis au bras-de-fer et à la chope de bière, les jeux de pistolet et les duels. Ce personnage est-il si caricatural ? Non, nous avons affaire à un soldat « perdu » qui adore la guerre, le sang et les tripes.
D’Hubert relève trop facilement le premier défi : lui non plus n’a pas été épargné par la tentation nihiliste des trompe-la-mort. Souvenez-vous de mots de Lassalle, le célèbre copain de Fournier-Sarloveze : « Tout hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre ! » ; il ne succombera qu’à trente-quatre ans. Ce n’est qu’au contact prolongé de Laure, la douce fille à soldat, qu’Armand s’humanise. Il ne l’épousera pas mais, pour la première fois, éprouve de la peur avant de répondre aux injonctions du forcené. En 1815, il a femme et bientôt enfant. Va-t-il accepter une ultime provocation? La roue a tourné. Féraud est désormais un homme traqué. Un seul mot de sa part suffirait pour le jeter en prison. Ce serait oublier l’orgueil du mâle, ce satané point d’honneur (ce droit de tuer prétendument chevaleresque) qui décimait la noblesse d’épée d’Ancien Régime. Par une curieuse ironie du sort, l’abolition des privilèges a démocratisé le duel !
Pour ceux qui douteraient de l’existence de tels tueurs, je cède la plume au cardinal de Richelieu qui rédigea ainsi la nécrologie du bretteur Pierre d’Escodéca de Boisse : « C’était un brave gentilhomme, mais cruel, qui avoit fait dix-sept duels, au premier desquels n’ayant pas voulu tuer celui contre qui il se battoit, et ayant été depuis contraint de remettre l’épée à la main pour la même querelle, il prit la résolution de ne jamais donner la vie à son ennemi, ce qu’il observa avec grande inhumanité. »
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le 21 avr. 2016
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