Il n'y aura jamais suffisamment d'encre et de papier, de rédacteurs et de pages Senscritique pour parvenir à vanter les mérites de l'artiste Chaplin, dont le génie visionnaire semblerait ne trouver aucune équivalence dans un cinéma politiquement engagé dont il ne reste aujourd'hui que des bribes trop discrètes. Si l'homme, taxé à l'époque de communiste, s'attaquait à tant de thématiques en si peu de mètres de bobines, l'efficacité de dénonciation qu'il collait à chaque image frôlait la perfection pure et dure, imposant son talent comme meilleure manière de dénoncer en divertissant.


Toute la première partie, autrement dit la plus citée, mêle avec brio le désespoir des travailleurs utilisés puis jetés comme des outils obsolètes avec un burlesque généreux et désarçonnant, qui couvera souvent une hilarité salvatrice : Chaplin, pour le baroud d'honneur de son très cher Charlot, repousse toujours plus les limites de son art en intégrant astucieusement des éléments parlants à cette bobine pourtant presque entièrement muette, ajout qu'il répète deux fois.


La première comme aliénation du travailleur par le contrôle d'une autorité tyrannique : le langage n'intervenant que par la technologie, il est constamment lié à la figure du patron d'usine et se rapporte à de la surveillance, presque de la persécution, atteinte étouffante aux libertés du peuple, que Chaplin allie habilement à la maladresse fantastique de son protagoniste, source inépuisable de séquences devenues cultes.


On peut voir ici, outre une critique évidente du capitalisme et du contrôle des masses par un travail déshumanisant que les prolétaires considèrent, paradoxalement, comme un mal nécessaire pour continuer de survivre, une parabole dissimulée sur l'impact désastreux du cinéma parlant sur les films muets : à l'époque ultime défenseur populaire de cette parcelle du 7ème art en voie de disparition, il place le langage en premiers lieux comme un oppresseur puis, dans la même scène, comme source d'inspiration artistique aux premières manifestations du génie chorégraphique de Charlot.


Chaplin associe critique sociale et artistique pour rire du capitalisme et du cinéma parlant, affrontant, tout maladroit qu'il est, la technologie sous les commentaires réprobateurs de son chef d'usine, se faisant de ses collègues travailleurs des ennemis en affirmant sa liberté d'agir; c'est là que survient un malaise irrépressible, de voir ces automates conscients obligés de répondre à chaque sonnette d'arrêt ou de reprise du travail, norme devenue réflexe presque instinctif.


Chaplin propose comme moyen de survie la fuite et le renversement de l'autorité : d'abord de son patron en ne respectant pas ses directives, puis de la police en sauvant des geôles la resplendissante Paulette Godard, se riant alors des forces de l'ordre. Il n'oublie cependant pas que chaque acte doit avoir une conséquence, et fait passer son temps à Charlot sous le poids constant de ses responsabilités : les réprimandes de ses supérieurs hiérarchiques, des représentants de l'Etat, la simple consommation quand ils se retrouveront dans un centre commercial, de nuit, faussement libres de faire ce qu'ils veulent, puisqu'il faudra se dissimuler aux premières minutes de la réouverture.


Ses thématiques bien avancées, l'usine rouverte après avoir licencié maints ouvriers, amenant dans son sillage de faux espoirs de vie tranquille, conduisent ce fantastique duo de famille de substitution vers la deuxième façon d'inclure le langage : la scène du bar, et la préparation d'un spectacle qui devra leur apporter argent et réputation, détourne le réalisme du langage avec une malice géniale.


Charlot témoigne, après toute la séance sur les préparatifs complexes pour apprendre à bien chanter, de la liberté artistique de Chaplin : au lieu de respecter le langage, de proposer des phrases construites comme son chef d'usine, le voilà devenu le chef de la danse de son ultime chef-d'oeuvre comique. Seul face à lui-même, sans ses anti-sèches et seulement épaulé par son imagination, son talent, sa liberté artistique : c'est ici que le personnage de Charlot épouse la grandeur de sa destinée d'homme d'improvisation et qui doit vivre dans l'instant, puisqu'il n'y a finalement que dans la spontanéité que ressort toute sa richesse d'esprit et son humanité.


Cette parole qui l'enchaînait autrefois est désormais entièrement sous son contrôle, et devient l'incarnation formelle de son génie, langue qu'il crée entièrement, qu'il déconstruit, qu'il s'approprie comme il dessine, sur un magnifique dernier instant, un sourire spontané sur le visage de sa bien-aimée.


Et face à l'avenir incertain, sourire, c'est vivre.

FloBerne
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le 28 janv. 2020

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FloBerne

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