[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers]
Quand on se retrouve face à un film aussi dense et déroutant que celui-ci, quand on sort de la séance aussi perdu qu’un poulet sans tête courant dans tous les sens tel Christian, l’un des personnages principaux du film, courant lui aussi, les fesses au vent, pour échapper à on ne sait quelle menace, on se dit qu’on tient quelque chose (un grand film, au minimum). Et parce que Midsommar multiplie les niveaux de lecture, alterne les sensations et les genres. Un machin inclassable, assurément. Un film malade, selon l’expression, qui sur presque deux heures trente nous embarque dans un long trip cauchemardesque sous un soleil tenace, toujours au plus haut point du ciel.
Histoire de deuils familial et amoureux, Midsommar semble se satisfaire d’une seule linéarité concentrée autour de Dani, jeune femme qui ne se remet pas de la mort de ses parents et du suicide de sa sœur, et dont le petit ami, Christian, n’a plus pour elle ni attentions ni sentiments. Des vacances en Suède organisée dans une communauté, mi-secte mi-hippies, fêtant le solstice d’été vont permettre à Dani, croit-elle, de reprendre sa vie en main. Mais cette trame scénaristique se voit très rapidement parasitée par de nombreux signes, indices et autres alphabets cabalistiques, et ce dès l’ouverture du film avec cette fresque venant résumer les événements auxquels nous allons assister, si bien qu’on ne sait plus vraiment à quoi on a eu à faire à la fin.
L’évidence voudrait donc qu’Aster n’ait rien raconté d’autre qu’une histoire d’amour qui se termine mal ("Je sortais d’une rupture amoureuse, et je me suis mis à écrire un film de rupture dans un environnement de folklore européen"), histoire prenant la forme d’un conte de fées macabre où une orpheline s’en va se jeter dans la gueule du loup (ou plutôt d’un ours) pour conjurer sa peine. L’évidence voudrait aussi que Dani, à travers les rituels païens pratiqués lors des cérémonies du solstice d’été, se reconstruise dans l’annihilation totale de ce qui la tourmente (par danse traditionnelle, par cris et par mise à mort). Mais Aster l’a déjà prouvé dans Hérédité : jusqu’au bout, les apparences peuvent être trompeuses. De fait, Midsommar ne pourrait-il être qu’un rêve, celui de Dani allongée sur son lit sous un tableau représentant une jeune fille et un ours dont, a posteriori, nous comprendrons l’usage ?
Se peut-il que Dani, encore marquée par les évènements tragiques qui ont bouleversé son existence, exorcise sa douleur à travers le songe d’un jour d’été (sans fin) ? Plus vertigineux encore : Midsommar serait-il l’enfer accueillant les victimes, dont Dani, Christian et ses amis, d’un crash aérien ? Très brièvement, Aster filme des turbulences lors du voyage en avion vers la Suède avant de terminer par un cut brutal. L’intention et l’effet ne sont certainement pas anodins ; il y a un truc. Puis les routes sont à l’envers (impression d’un monde inversé, autre, dans lequel on entre), puis il y a un champ comme un purgatoire dans lequel on attend, allongé et apaisé, puis le final viendra rappeler ce crash qui survient avec ce qu’il faut d'hurlements désespérés, de corps qui se contorsionnent et de flammes dévastatrices. Et Dani qui sourit, sereine face à la mort parce qu’elle part retrouver sa sœur, sa mère et son père. La fresque aperçue en ouverture n’a donc pas menti : oiseaux et anges tombent du ciel sous l’égide d’une tête de mort ricanante et d’un soleil comme une boule de feu.
Aster a fait de Midsommar un incroyable dédale interprétatif qui séduit autant par sa richesse narrative que celle apportée à ses choix esthétiques, par exemple ce cadre champêtre évoquant les toiles de Ker Xavier Roussel, à la fois havre de paix immaculé prônant un retour à la nature et au "vivre ensemble", et espace clos inquiétant, trop beau pour être vrai, duquel on ne peut s’échapper (à la manière du village dans Le prisonnier), où le temps se dérobe au temps, où l’horreur surgit soudain en pures visions gore. Au milieu du chaos, Florence Pugh, révélée il y a trois ans dans le magnifique The young lady (puis consacrée l’année dernière dans la mini-série The little drummer girl), s’affirme ici en future grande, en héroïne malgré elle qui, de dépressive relou, se mue en reine florale décidant de la vie ou du trépas, en reine des aubes nouvelles pour peu que le soleil, enfin, finisse par se lever.
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