Et bien voilà, j'ai tout vu Tarkovski, et je me sens vulgaire de l'exprimer ainsi. Peu importe.
Chacun de ses films pour moi tourne autour d'une problématique, dont j'ai l'intuition dans la première heure en général, et qui se précise et évolue au fur et à mesure des images et des sons, et qui souvent se trouve malgré tout confirmée de manière confondante.(Je ne rejette d'ailleurs pas l'idée d'être dans l'autosuggestion)
J'ai lu une critique que je trouvais très belle il y a pas longtemps, d'un membre qui s'adressait directement à Tarkovski, et qui exprimait un sentiment d'adéquation inexplicable avec les films du réalisateur russe. Et qui finalement l'exprimait très bien, l'expliquait même peut-être, en parlant d'âme sœur.
Une lettre de femme à l'intention du réalisateur, dans Le Temps Scellé, témoigne d'une appréciation similaire. Elle lui dit qu'en regardant Le Miroir elle a eu la sensation de regarder un film sur sa vie à elle. Qu'elle est allée le voir plusieurs fois, pour retrouver en quelque sorte cette « connivence spirituelle ».
Je pense donc pas être prétentieux en disant que chacun de ses films m'ont toujours touché de manière très précise ; que dans ses films chaque plan chaque accessoire mis en avant, chaque phrase, finit toujours par corroborer une idée dont j'ai l'intuition très vite, teintée d'un sentiment, à la fois universelle et très simple. Voir très pragmatique.
Je ne l'ai jamais exprimé comme tel cela dit (sauf pour Stalker peut-être), pour différentes raisons. Mais par pudeur surtout, par peur d'être vulgaire. Si on y regarde bien, chacun des plans de Tarkovski, chacune des phrases, ne sont pas si compliqués. Le monde, si on y regarde bien, n'est pas si compliqué. Il est basé sur tout un tas de concepts plutôt simples, qui dans leur interconnexion sont cependant frappés d'une folie qui brouille tout.
Tarkovski, à travers je ne sais quelle idée qu'il a derrière la tête, retourne vers cette simplicité, en reconnectant dans une architecture complexe les choses simples qui parlent quand on les met ensemble. Parce que Tarkovski a compris, selon moi, que les choses simples sont aux prises d'un monde complexe, et qu'il serait vain aujourd'hui, dans notre quête de simplicité, de nier la complexité. De nier son existence, et de nier le fait qu'il faut la prendre à bras le corps.
Pourquoi cela dit se méfier de la complexité? Parce qu'elle est faite de codes figés arbitrairement par la marche de l'histoire. Il n'y a rien d'éthique là-dedans. La syntaxe, les philosophies, les régimes politiques, la religion telle que nous la connaissons aujourd'hui, le solfège... tout est carcan autoritaire.
Alors Tarkovski à sa manière refait les connexions qu'il faut, il se donne énormément, il ne se vend pas, ni à ses propres idées ni à celles des autres, il se donne entièrement à sa délicate entreprise d'élagage du complexe. Il n'emploie pas, en quelque sorte, la complexité a ses propres fins. Il le dit lui-même dans son livre, que l'artiste doit arrêter de croire qu'il doit se faire une place sur terre, et qu'il doit bien comprendre que l'artiste se sacrifie en faisant tout son possible, en ne privilégiant jamais rien par ego, pour le bien commun. « Se faire un nom » est contre éthique aujourd'hui. Et n'avait même pas de sens avant, sachez même que Chrétien de Troyes n'existait probablement pas... et que nous ne saurons jamais qui a écrit Erec et Enide.
Assez bla-blater, je voulais écrire cette critique pour dire enfin ouvertement ce que j'aime dans son cinéma, sans me cacher cette fois-ci derrière des critiques qui disent déjà presque tout ce que je pense avec pudeur, mais qui sont du coup un peu hermétiques.
J'aime sa vision de l'amour :
Tarkovski ainsi raconte souvent un amour puissant. Celui de personnes qui cherchent leur moitié, et qui savent l'avoir trouvé quand l'amour qu'ils créent ressurgit sur le monde, et donne un semblant d'harmonie sans codes. C'est l'amour d'Andre Roubiev et de Boriska. C'est l'amour d'Alexander et de Petit Homme. C'est l'amour avorté de Solaris, entre un scientifique et son âme sœur qui n'est plus...
J'aime ses motifs, qui reviennent comme des symboles qui évoluent en restant fidèles à une certaine essence (semper idem), comme chez Kundera. Comme nous devrions peut-être l'être nous-mêmes :
-Le liquide qui ne se laisse jamais contenir. Le lait qui coule sur le plancher, la pluie, l'eau qui inonde la maison à la fin de Solaris... le liquide qui apparaît toujours pour annoncer une angoisse, où la faire ressentir. Qui s'étale en chaos lorsque tout s'écroule, et que l'on n'arrive pas à décider si c'est bon signe ou pas. Le bocal de lait dans le Sacrifice...
-La maison qui brûle, au début du Miroir, et qui prend soudainement plus de sens à la fin du Sacrifice.
-Comme il nous montre souvent de manière dérangeante la nature, pour nous faire ressentir une intelligence qui nous dépasse, une menace aussi, mais surtout une beauté. Toutes cette végétation dans l'eau de l'intro de Solaris, cet arbre désincarné épineux et noir face à la mer claire et blanche du Sacrifice, le marécage de L'enfance d'Ivan (telle cette boue qui aspire les enfants dans Requiem pour un massacre). Le mouvement des arbres et des herbes et des buissons dans Le miroir, et le docteur au début qui en parle... le vent, insondable...
-La nature, encore une fois, en dualité avec la civilisation. Ces plans d'eau et d'herbes en symbiose ou conflits, dur(s) à dire, avec le carrelage et le métal dans Stalker. Dans Solaris aussi au début, presque exactement le même plan. Presque subliminal cette fois-ci. Images simples de la complexité. De la dualité. Et de l'ambivalence.
-Les fresques et peintures, en zoom, une contemplation pleine de sérénité. Une musique par-dessus, souvent bach. Quelque chose comme l'apaisement furtif de la grâce, si on ose le voir ainsi. Et forcément ainsi la place à l'autre artiste, qu'il nous présente de peur peut-être de trop se mettre en avant lui... la grâce de l'humilité peut-être...
-Le soliloque, beaucoup. Et les dialogues, toujours.
-La place faite au chaos, à l'insécurité, à l'imprévisible... dans ses longs plans séquences ultra ambitieux, par exemple, qui mettent probablement les acteurs à rude épreuve, et où des choses se passent que le réalisateur ne peut pas calculer. Telle une maison qui brûle et qui s'écroule. Les acteurs ont probablement dû improviser, pour laisser le temps aux choses, et paraît-il même (je l'ai lu dans une autre critique ça aussi) que l'équipe technique sur ce dernier plan séquence pleurait.
Et je ne pousserai pas le bouchon jusqu'à vous énumérer chacune de mes problématiques. Ce n'est même pas par pudeur, mais plutôt par respect pour vous. Ces problématiques sont les miennes et viendraient gacher les vôtres. Et si vous lisez mes critiques, vous serez probablement confrontés aux mêmes problèmes de compréhension que devant Tarkovski. C'était un jeu pour moi au départ, un jeu d'imitation, mais aujourd'hui ça fait complètement sens.
Je peux avoir l'air présomptueux, mais en présence d'une âme sœur on se sent pousser des ailes.
Des eaux pas des eaux. Des os pas des os. Déso pas déso.
(En toute sincérité, je n'ai pas vu Nostalghia. Et je me demande si je ne vais pas le laisser de côté, sans raison. Absurde que je suis)