Perdu dans l'immensité de Monument Valley, un homme à casquette rouge, aussi assoiffé et desséché que le cadre alentour, contemple le faucon qui s’est posé à proximité sur un piton rocheux. Paysage de l'Ouest à la John Ford. Guitare sèche de Ry Cooder, dont les notes résonnent et perdurent. En cinq plans introductifs s'affirme une saisie de l'espace qui, pour Wim Wenders, n'a jamais été aussi harmonieuse et expressive. Image après image, séquence après séquence, la suite confirmera cette impression : Paris, Texas est l’aboutissement de sa carrière, le film le plus pur de lignes qu'il ait jamais réalisé. Tout y est plénitude, maturité, pudeur absolues. Certains admirateurs de la première heure ont voulu y repérer l’image d’un artiste assagi, embourgeoisé, maître de maison et non plus éternel locataire (la Palme d’or, le succès public…). Il faut y voir au contraire un mûrissement triomphal, une attention toujours plus grande à la vie, par quoi le cinéaste, au-delà de l’Amérique rêvée et enfin acquise, tenue dans le creux de sa main comme un objet lisse et adapté à la paume, se rapproche davantage d’Ozu, qu’il admire tant. Explorateur des sensibilités contemporaines, il s’est trouvé ici son ami américain, son ami réel, un point d’ancrage qui lui permet de cerner parfaitement son sujet : Sam Shepard, acteur et auteur dramatique marqué par les poètes vagabonds de la Beat generation. Selon ses propres dires, Wenders raconte pour la première fois une histoire. S’il l’intitule Paris, Texas, c'est parce qu'il aspire à un nouvel Eldorado où les splendeurs du vieux continent et les légendes du nouveau monde se trouveraient par quelque miracle réunies. La dimension mythique est toujours présente et il est logique qu’il la débusque plus aisément, mieux décantée, dans un contexte, une culture d’outre-Atlantique sur lesquels il peut jeter un œil vierge et faire jaillir, grâce à un cinéma de contemplation active, la clarté, la simplicité de la présence, la transparence des choses.
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Le protagoniste s’appelle Travis, et il est recraché par le désert des Mojaves après avoir disparu pendant plusieurs années. Un personnage comme l’auteur les aime, solitaire, harassé, surgi du néant et allant on ne sait où. En état de mutisme avancé, il renoue avec le monde des hommes, à partir du point zéro. C’est une seconde naissance : ne sachant que marcher en droite ligne, il va réapprendre les gestes de la vie (parler, manger) et retrouver progressivement la signification des signes de la sociabilité dont il n'appréhendait plus la portée et qu'il percevait comme des agressions. Il est recueilli par son frère Walt, et alors qu'au volant de sa voiture celui-ci tente de le sortir de son silence, les décors rocailleux défilent, superbes, altiers, complices de l'homme à l'allure de fantôme. La magie de Wenders est là, dans son don pour insuffler des états d'âme aux autoroutes, aux villes et aux grands espaces. L'acuité du regard posé durant toute cette première partie par le metteur en scène sur la réalité ambiante est celle d'un hyperréaliste. L'excès de concrétude des objets heurte la sensibilité du "nouveau né" et l'invite inconsciemment à chercher refuge au sein d’une nature matricielle, dont il conserve l'image reproduite dans sa poche : la photographie à Paris, Texas d'un lopin de terre où il imagine retrouver ses racines, à l'endroit même où ses parents l'auraient conçu. Travis reconquiert son intégrité en émergeant de l'amnésie, après avoir exorcisé les fétiches de sa mémoire. Sa présence retrouvée à la civilisation se mesure, comme souvent chez Wenders, au rapport qu'il entretient avec les moyens de locomotion. S'il consent à rouler en voiture c'est d'abord sur la banquette arrière, il refuse de monter dans un avion, et plus tard c'est lui qui dominera des yeux les envols des engins sur l'aéroport que surplombe la maison de son frère à Los Angeles. Pour incarner cet antihéros magnifique, Harry Dean Stanton accomplit sur le mode de la rétention quelque chose de prodigieux, avec son visage escarpé tout en délabrement, aveuglement et impuissance. Du début à la fin il se métamorphose : au hasard de ses multiples panoplies, on reconnaît l’échappé d’asile (hagard et hirsute), le père tranquille et aimant (rasé de propre et bien peigné), le gandin de rodéo (stetson et costume trois pièces), l’homme de ménage plausible (tablier, brosse à cirer et accent chicanos), l’amoureux fou et finalement le perdant désabusé (pantalon neutre et chemise rien du tout).
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Un home-movie en super 8 va lui rappeler à point nommé sa vie d'avant, lui renvoyer les images d'un bonheur disparu d’où émerge le visage de son épouse Jane (Nastassja Kinski, fragile, irréellement belle, baby doll à mourir, fondant la narration par son absence et dont la première apparition véritable est retardée jusqu’à la fin du film). Avec Hunter, le fils perdu et retrouvé, Travis part à la recherche de cette femme, qu'il sait vivre à Houston. On the road again : highway du Texas au crépuscule, complexe urbain, banlieue sans fin de l'Amérique, perspectives de fuite aspergées de taches rouges, étendues minérales ou motels à néons, tous captés avec une finesse extrêmement picturale par Robbie Müller, qui compose des visions diurnes et nocturnes d'une beauté si violente, si excessive qu'on en a le cœur chaviré. Le moteur des récits de Wenders a toujours été l'errance, bien sûr, mais surtout la rencontre. Si la déambulation subsiste, elle est cette fois portée sur une série de retrouvailles qui prennent en compte tout un roman familial. En dépit de ce poids si lourd à soulever de vie, de conflits, de chagrins antérieurs et communs, les personnages se découvrent, se domestiquent, s’amadouent. Walt parvient à force de sollicitude, d'obstination, de coups de gueule affectueux, à vaincre le mutisme de son frère. Et celui-ci triomphe à son tour de l'hostilité que lui marque son fils et de l'affection qu’il porte à ses parents adoptifs (ce qui ne va pas sans douleur ni sans leur secours navré). Travis et Hunter, enfin, devront pour retrouver Jane surmonter l'obstacle d'une grande ville, celui d'un miroir sans tain, et le dépôt du temps passé. C'est peu dire que ces apprivoisements successifs sont bouleversants, et qu'au bout d'un quart d'heure le spectateur conquis ne s'écarte plus d'une ligne de crête où l'ampleur de la respiration n'empêche pas d'avoir la gorge serrée, de sentir l'approche des larmes comme une pulsation accordée au rythme lent du film. Les héros de Wenders, jusqu'alors orphelins, solitaires, sans attaches, sont ici saisis dans un lacis sentimental affronté avec un courage admirable. Rarement aura-t-on vu autant d’amour dans un film, qu’il soit paternel, filial, fraternel, conjugal ; rarement aura-t-on vu autant de bienveillance se manifester, tant dans les relations entre les protagonistes, tous mus par le bien-être, la guérison, la quiétude des êtres aimés, que dans l’approche du réalisateur à leur égard. Dean Stockwell, calme, patient, attentif, et Aurore Clément, toute de douceur compréhensive, forment à cet égard un couple dont l’altruisme et l’humanité laissent désarmé.
Film d’acceptations et de reconnaissances, Paris, Texas est aussi une histoire d'appropriation — même précaire, menacée, à l'image de la "propriété" de Hunter, qui passe de Walt et Anne à Travis, puis de Travis à Jane. Le rapprochement du père et du fils, ritualisant diverses manœuvres d'approche avant qu'une profonde et subtile connivence ne naisse entre eux, génère des sommets d'émotion. Le premier bonjour de Hunter à Travis, les travellings latéraux où chacun marche sur un trottoir et qui filment dans un même mouvement la distance et la proximité, constituent de purs moments de grâce. Avec ce petit garçon au nom étrangement symbolique, Wenders parvient à la fois à atteindre le réel et à rejoindre l'enfance au sens intemporel du terme, toutes les enfances. Car il est une graine d’Américain bien de son époque (détestant la marche à pied, adorant les voitures) en même temps qu’un enfant comme n’importe quel autre, capable d'expliquer à son géniteur la création du monde et l'origine de toute chose. Après quelques scènes de trouble et de résistance, il est au clair avec son désir et décide d'accompagner Travis dans sa quête. Il pourrait peut-être même fixer ce dernier, mais la soudure familiale n'aura pas lieu : le voyageur restera un poor lonesome cow-boy. En effet, s'étant fait reconnaître de Jane par l'interphone, Travis lui rendra leur fils en attendant au pied du Hilton, avant de s’effacer dans la lumière du soleil couchant. À l’issue de cette initiation dépressive qui tend vers une certitude, Wenders rend ses personnages à des sentiments vrais mais aussi à la solitude. Scène magnifique : Hunter, qui jouait seul, se redresse lentement, va au devant de cette jeune femme qu'il n'a pas vue depuis quatre ans, la moitié de sa vie, sa mère, il lui dit qu’elle a les cheveux mouillés, elle le prend dans ses bras et il s'arrime à elle comme un petit singe. Pendant ce temps, le père disparaît dans un dernier plan conçu plastiquement (sujet, cadre et couleurs) comme un tableau urbain d’Edward Hopper. De la même manière, Wenders, après avoir tenté d'approcher la forteresse institutionnelle du cinéma américain, estimera le moment venu de retourner en Europe — pour un autre sommet, Les Ailes du Désir.
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Cette maîtrise de la coulée narrative ne jugule en rien l'obsession du différé qui pousse le réalisateur à équiper ses héros d’accessoires modernes comme de précoces débris de civilisation : appareils photographiques, caméras, magnétophones, aptes à saisir des instants de vie insérés dans le tissu de la fiction. L'économie de Paris, Texas pourrait être dictée par le projet originel de montrer un homme qui, à partir d'un album de photos, se met à la recherche des siens, ou bien qui, choisissant un point au hasard sur la carte des USA, entreprend de s'y rendre. La restructuration de Travis passe également par une libération des images dont il est prisonnier. Ainsi Jane est-elle approchée au moyen de vidéos anciennes, de films tremblants et incertains. De même, dans le cours du rapprochement entre le père et le fils, les talkies-walkies de l'enfant changent de fonction après n'avoir servi qu’à le distraire et se révèlent fort utiles dans leur recherche. À l'opacité miroitante de l'immeuble de la banque, observée à travers les jumelles, répondra le jeu de glaces de la confrontation finale. Il y aura eu entre-temps deux Chevrolet rouges, identiques, qui s'engagent sur des routes différentes, puis une silhouette de dos, puis les vingt-quatre cabines du peep-show que Travis est tout prêt à visiter. L'idée de ce lieu de retrouvailles permet une série de variations que la situation sauve constamment du procédé : image de l’enfermement et de la non-communication absolue, temps suspendu aux lèvres du héros, champ/contrechamp qui découpe sa douloureuse confession et laisse enfin le champ libre au verbe.
Car ce lent retour au monde est aussi un apprentissage de la parole. Les personnages de Wenders ne sont guère diserts. Pourtant, à mesure que le film avance Travis parle et, durant les trois derniers quarts d'heure, ne cesse de dégoiser. Sans doute ne peut-il le faire qu'en ménageant à ce flux verbal des canaux qui évitent l'affrontement du dialogue réel. Mais cette œuvre exempte de tout bavardage affirme paradoxalement une confiance, sinon dans les mots, du moins dans le désir qui les fait prononcer. Si la phrase de Jane ("Chaque homme que j'entendais avait ta voix") est si poignante, c'est bien parce que cette fois c'est sa voix à lui qu'elle a reconnue, et parce qu'il est résolu à parler. On ne peut certes pas parler de happy end pour Paris, Texas, et cependant cette fin-là, où s'accomplit la vraie rencontre de deux êtres, figure parmi les plus belles et positives qui soient. Il serait désolant et erroné, par goût de la facilité ou obsession immodérée du classement, de situer le cinéaste dans la cohorte des faiseurs de road movies, encore plus de le cantonner à la chapelle des expérimentalistes ou des avant-gardistes. Simplement Wenders rejoint ici le groupe restreint des chercheurs de formes qui ont remis en cause les conventions et les principes traditionnels, participé à l'élaboration d'un nouveau mode de récit tordant le cou à la péripétie, dilaté la durée au profit des seuls moments de l'intrigue qui soient absolument nécessaires au sens. Le reste flotte sous contrôle, formant le patrimoine commun de l'expérience vécue, tout le curriculum vitae de notre espèce. L'homme ne sait pas d'où il vient ni où il va, point à peine perceptible dans un univers où des monades s'éloignent indéfiniment les une des autres, entourées par le silence et la nuit éternelle de l'infini. Ce film d’un somptueux romantisme ouvre une entaille dans le vécu de chacun et fait s'écouler la résine trop souvent réprimée du désir, du désarroi, de la peur, du secret qui gisent en nous, à la fois tentations de nos suicides et garants de notre survie. Ses protagonistes nourrissent l'expression contemporaine du roman de formation, de voyage, de rencontre avec nous-mêmes. Il n'est pire aveugle que celui qui refuse de soutenir le spectacle de l'évidence.
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