Qu’il est étrange de devoir trancher sur un film dont on a apprécié l’expérience alors qu’on n’est pas certain d’en cautionner le contenu. Dédoublement douloureux de la morale, dans ces spectacles qui ne blessent personne sinon le spectateur consentant, quand l’objet est dépourvu de toute propagande nauséabonde et se borne à son propre caractère dérangeant. C’est que la fresque que peint Alain Guiraudie n’est pas immorale, mais simplement amorale – et ce dernier royaume, j’ignore si je le nomme disgrâce ou terre promise.


Ce qui frappe en premier, c’est la crudité. De certaines scènes en particulier, certes, mais aussi de tous les plans. Une façon de filmer froide et immobile sans être clinique, qui semble vouloir toucher du doigt le réel, taper contre l’objectif de la caméra et basculer de l’autre côté. Ce sont ces causses vertigineusement vides, ces moutons au regard désespérément creux (la découverte d’un vrai mouton reste un de mes plus grands traumatismes d’enfance). C’est la banalité des rues, l’isolement des campagnes. Et ces visages. Ces visages, filmés en gros plans, qui illuminent l’écran de toutes leurs imperfections. C’est qu’Alain Guiraudie ne nous donne pas à voir les modèles lisses, parfaitement calibrés auxquels le cinéma nous a habitués, mais des traits emprunts de caractère et d’humanité.


Il serait faux, néanmoins, de dire que les acteurs sont monsieur et madame tout le monde. India Hair, en dépit de l’air buté et boudeur qui confère toute sa personnalité à son personnage, a un charme indéniable, et son corps n’aurait aucun mal à rentrer dans les standards d’Hollywood. A l’inverse, Raphaël Thierry apparaît, dans son rôle, exagérément rustique, et on hésite à y voir une certaine complaisance. Cependant, l’association de ces gueules fonctionne bien, chaque personnage dégageant un charisme qui lui est tout particulier, participant à un mélange d’énergies complexe qui génère une dynamique sous-jacente à l’intrigue principale du film. Notre manque de familiarité avec leurs traits nous permet en outre de davantage les ancrer dans leurs interprétations, à l’inverse des figures interchangeables croisées mille fois dans mille rôles, et qui n’ont plus d’essence propre.


Rester Vertical a le caractère d’un fable, et en a absorbé de nombreux symboles. A ce titre, il n’est pas étonnant d’y trouver la bergère solitaire, que le héros va rencontrer par hasard au cours de ses errances, et aimer aussitôt – à la différence qu’ils ne vécurent pas happily ever after. La hutte de la médecin que consulte Léo n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’antre d’une nymphe, et son beau-père a des relents d’ogre mutique. Quant à l’enfant qui naît, dans toute sa fragilité et son innocence, il n’est guère que le symbole de ce qui doit être protégé, et auquel sera plus tard substitué un frêle agneau. Néanmoins, la figure la plus saillante de cette mythologie reste celle du loup. L’ennemi qu’on nomme mais qui demeure caché, que l’on redoute tout en étant fasciné par lui. Ce désir de voir le loup…


Et nous aurons l’occasion de le voir, le loup. Nombreuses sont les scènes qui s’ouvrent sur des gros plans de parties génitales, collées devant nos yeux sans qu’il nous soit possible d’y échapper ni même d’anticiper, occupant tout l’espace. Etrangement, en contrepartie de ces images qui nous sont imposées, on note une certaine pudeur lors de scènes où l’on s’attendrait à verser dans le voyeurisme. La question de la gratuité se pose alors en termes bien singuliers. Il semble que ce que Guiraudie nous incite à accepter sans détourner les yeux, ce soit la brutalité du sexe dans toute son imperfection et sa maladresse, et sur laquelle nous préférons souvent fermer les yeux poliment. Le flasque. Les fluides. Le poil. Nous rappeler que le sexe, ce n’est pas que la turgescence et les gouttes laiteuses, mais qu’il y a une faiblesse et une laideur inhérentes à ces organes tant idéalisés.


La faiblesse, la laideur, ne sont pas ici que l’apanage des sexes. Elles gangrènent aussi sublimement la psychologie des personnages. Le film est habité d’une sorte de flottement indifférent. Les enjeux le traversent comme autant de coups de vents que les personnages semblent ignorer, délibérément ou non. C’est la vie qui continue, et dans laquelle on se laisse guider au gré de ses émotions et de ses caprices. Chacun, à un degré ou un autre, apparaît irresponsable, égoïste. Chacun avance à tâtons dans ses angoisses et ses ennuis, sans s’encombrer des autres, dans une valse où se croisent amour et insensibilité, attirance et dégoût, résignation et espoir. Si le tout semble parfois manquer d’unité, il marque surtout la dilution du temps et des espaces, et fait paraître les destins minuscules, presque risibles.


Oui, mais.


Nul doute qu’il y a dans ce portrait cru un élan humaniste, néanmoins la démarche devient parfois provocatrice et confine au dérangeant. On retiendra deux scènes en particulier, que je n’ai sans doute pas besoin de nommer pour ceux ayant vu le film, et qui ne peuvent que choquer, l’une par son contenu visuel, l’autre par son propos. Choqué, faut-il l’être, pourtant ? Là encore, on retrouve la cohabitation d’une imagerie violente et d’une pudeur toute paradoxale, une distance et une neutralité conservées qui résonneraient presque comme une bienveillance. Nulle fascination perverse, juste des faits nus déroulés devant nos yeux, avec cette même caméra qui demeure obstinément fixe. Et, par-delà, une mise en abyme de notre propre offuscation, presque comme un aveu. Guiraudie sait où il vient nous chercher. Reste à savoir s’il est bien intentionné, ou ne fait ici là qu’un bête pied-de-nez.


Les procès d’intentions, pourtant, ont-ils vraiment leur place ? Il y a quelques mois, je me suis longuement interrogée sur Elle, avec lequel Verhoeven avait cueilli un public enthousiaste. Le propos me semblait profondément dérangeant, et je m’étonnais qu’il ne déchaîne pas davantage le débat. En fin de compte, j’ai fini par m’en remettre à l’opinion générale qui semblait considérer qu’il n’y avait aucun problème moral, puisque de toute manière le film était brillant. Dans ces conditions, condamner Rester Vertical me paraîtrait injustifié. Certes, il est plus cru dans ses images, mais cela est secondaire. A chaque fois qu’affleurent les noms de Gaspard Noé, de Lars von Trier ou même d’Oshima Nagisa, toujours ce même dédoublement face à la provocation : rentrer dans le jeu, ou le rejeter en bloc ? J’ai tendance à me placer dans la seconde catégorie, non par pudeur mais par dégoût de la facilité. Peut-être, pourtant, n’est-il pas si aisé de mettre en scène ce qui instinctivement révulse.


A la vérité, le Rester Vertical m’a beaucoup évoqué Sous-sols, d’Ulrich Seidl. Même froideur et immobilité de la caméra, même caractère cru d’un spectacle qui, cette fois, est ouvertement destiné à nourrir les instincts les plus bas du spectateur. De la fascination perverse à volonté, servie sur un plateau sans jugement : j’avais pris à regarder ce film un plaisir monstrueux. C’est là, ça existe. C’est une corde sur laquelle il est tabou de tirer, mais peut-être est-il plus stupide encore de l’ignorer religieusement par impératif moral. Rester Vertical est très loin de n’être tissé que de ce fil-là, et bien qu’il ne manque pas de se rappeler à nous de loin en loin, il n’est qu’une broderie parmi d’autres, bien plus poétiques et évocatrices. Il ne peut donc être réduit à une exploitation grossière de l'obscène.


Ce qui me contrarie davantage, c’est une certaine peinture des rapports homosexuels. Ils paraissent être, pour la plupart des personnages, un retranchement, l’issue logique – et indistincte – d’une forme de dépit sexuel. On s’y remet pour se soulager, dans une indifférence des plus totales, qui fait tout aussi bien abstraction des rapports familiaux. Cette vision reflète sans doute une parcelle de réalité, mais Guiraudie explore ici des territoires dangereux par ce qu’ils peuvent générer d’amalgames, d’autant plus que le tout se produit dans une confusion omniprésente des rapports entre les personnages. Cette sexualité apparaît alors comme une fin vide de sens, tandis que la relation hétérosexuelle qui enclenche le scénario est seule à faire état de sentiments, et à se montrer fructueuse en dépit de son issue pessimiste.


Sans doute ai-je tort de vouloir passer Rester Vertical au tamis de la morale, pourtant il m’est impossible d’écrire à son sujet sans survoler la question. Cela ne m’empêche néanmoins pas de constater que le voyage auquel Guiraudie m’a invitée fut plaisant, touchant, à la fois tendre et cruel, drôle et repoussant, poétique et obscène. Si je suis bien incapable de trancher sur son éventuelle vacuité ou de savoir s’il s’agit d’un film que je dois recommander, j’en retiens un résultat intriguant et extravaguant, qui détonne dans le paysage cinématographique actuel autant que les causses au milieu des plages et palmiers. En dépit des crispations qu’il engendre, cet éclat humaniste, très sensitif, détend. Rare, suscitant à la fois l’appréhension et la fascination, prédateur occasionnel de nos bas-instincts, peut-être le film lui-même, à sa façon, est-il un loup. Alors, cela vaut-il la peine de se risquer à voir le loup ? C’est à chacun d’en décider pour lui-même.

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le 25 août 2016

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Lila Gaius

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