Ah, les artistes. Ces nomades de l’existence, spécialistes de l’imprévu, apôtres de la liberté, ces âmes heureuses et mélancoliques souvent trop considérées avec dédain, arpentant les marges d’une société marchant bien droit. Prenons le temps de respirer, de revenir à nos fondamentaux, d’être honnêtes avec nous-mêmes. Laissons nous entraîner dans une Sérénade à trois.
Celui qui signait Haute Pègre la même année poursuit ses études de la société moderne, qu’il a entreprise depuis déjà quinze ans sans montrer un signe d’essoufflement. L’affiche elle-même permet déjà de mettre le spectateur sur la voie. Une femme, deux hommes. Comme le parfait reflet de Haute Pègre, mettant en scène deux femmes, dont Miriam Hopkins, et un homme, Sérénade à trois se présente comme un triangle amoureux tout ce qu’il y a de plus classique. Mais entre l’ordinaire et le brillant il n’y a qu’un pas, déjà franchi depuis longtemps par le cinéaste.
La première scène évoque déjà largement le chemin que va emprunter le film, dans une séquence sans le moindre dialogue, rappelant aux bons souvenirs du cinéma muet, que Lubitsch a déjà bien connu. Avec de simples gestes se dessinent les relations entre les personnages, à l’image de Gilda qui dessine ces deux hommes endormis. Cette délicieuse spontanéité sera de vigueur tout au long du film. Car Sérénade à trois est un film qui prône la spontanéité et l’authenticité, déliant les langues de bois dans une société où les mots, les gestes et les comportements peuvent rapidement gêner. Comme souvent chez Lubitsch, la femme sera celle qui cristallisera les enjeux et mettra en lumière les messages du film. Ossi faisait émaner la cupidité des hommes et leur hypocrisie dans La Poupée, tout comme Mrs Erlynne attirait les regards et cherchait la reconnaissance dans L’Éventail de Lady Windermere.
Et Gilda n’est pas une femme qui se laisse entraîner, c’est une femme qui mène la danse. Source de convoitises autant qu’elle est indécise, elle prend une position rarement occupée par une femme à l’époque : « A thing happened to me that usually happens to men » dit-elle, ou « Quelque chose qui arrive généralement aux hommes m’est arrivée » en français. Gilda a deux amants, qu’elle aime autant, mais le choix est trop difficile. Quand c’est le cœur qui parle, les esprits sont chamboulés, déstabilisés. Quand la raison prend le dessus, c’est l’emprisonnement progressif dans des codes, dans une désagréable complaisance qui entrave les réels sentiments humains. Gilda traverse les deux états, où Lubitsch présente une nouvelle fois l’opposition entre les sentiments humains naturels, et les artifices d’une société qui dicte les comportements et les relations humaines : « Immorality may be fun, but it isn’t fun enough to take the place of one hundred percent virtue and three square meals a day. » ou « L’immoralité peut être amusante, mais pas assez amusante pour remplacer une vertu parfaite à cent pour cent et trois repas complets par jour. » dit Plunkett, le publicitaire.
Comédie spontanée et pleine de fraîcheur, Sérénade à trois est une ode à l’authenticité et à la vie, une vie de liberté où l’on ne se laisse pas dicter ses actes. Une liberté aussi largement présente dans un cinéma bientôt sous le joug du code Hays et de la censure. Un cinéma Pré-Code qui ose, qui n’hésite pas mais toujours avec finesse, idéal pour un Lubitsch toujours très moderne dans son ton et son approche de la société. Porté par un trio très attachant, Sérénade à trois est un beau moment de légèreté, avec des touches d’humour toujours bien dosées et efficaces, qui n’a pas pris une ride, en plus de s’être imposé comme un classique de la comédie.