Vers l’unisson.
Un monde parfait avait tenté, après l’âpreté crépusculaire d’Impitoyable, d’insuffler dans le cinéma d’Eastwood la question du sentiment. Dans Sur la route de Madison, nul recours à la filiation ou...
le 29 mars 2015
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Que l’on ait ou non préparé ses mouchoirs et ses verres antibuée, que l’on se revendique trotskiste ou libéral, que l’on soit un coutumier des effusions lacrymales ou un crack de l’impassibilité glaciaire, les salles et salons qui accueillent ce film sont voués à suinter de partout. Au pleurnichomètre, Sur la Route de Madison a conquis ses galons de champion toutes catégories, à tel point qu’il pourrait prétendre intégrer le mausolée du magister, le tombeau de Douglas Sirk. Cela ne prouve rien, dira-t-on. N’empêche : Clint Eastwood est sans doute l’un des derniers réalisateurs à remuer aussi bien le pêcheur de Cherbourg que le normalien situationniste ou le médecin bordelais. On appelle ça un cinéaste populaire. Après avoir passé le polar urbain, le road-movie déglingué, le film de guerre, le film d'aventures exotiques, la biographie ou le western crépusculaire à la pointe fine de sa caméra, il s’attaque ici au mélodrame rural en narrant les amours entravées d'un reporter du National Geographic avec une fermière du fin fond de l'Iowa. C'est un paradoxe mais c'est ainsi : l’un des plus grands réalisateurs américains de son époque n'a nul besoin de revendiquer de manière ostentatoire un univers ou une vision du monde mais peut investir chaque registre avec un style tout de retenue et de sobriété qu'il met à l'épreuve de n'importe quelle histoire. Il esquive les modes, privilégie la rigueur sur les effets, évite les loopings pour tracer dans le ciel de longues traînées blanches, droites, parfaites, et s'inscrit volontairement au sein d’une temporalité qui tranche avec celle de la plupart de ses contemporains. Sur la Route de Madison est d'abord un film économe. Estimant à juste titre que l'intrigue charrie en elle-même suffisamment de pathos, Eastwood met en scène contre le script, en s’en tenant à une absolue discrétion. Pendant la première partie, il s’abstient ainsi de musique, contourne tout lyrisme, tout lieu commun, tout mouvement d’appareil inutile pour se focaliser sur son sujet : l’écoulement puis l'arrêt brutal du temps. Celui-ci, compté aux protagonistes qui ne disposent que de quatre jours en tête à tête, a patiné les ponts de bois du comté de Madison. Il faudra que les amants impriment leur passion dans ces symboles d'inaltérabilité pour suppléer à la brièveté de leur liaison. Simples lieux de passage, ils deviennent l'endroit éternel de la rencontre et les dépositaires du tourment inconsolable de la séparation. Leur rupture consommée, les deux personnages arrêtent le cours de leurs existences pour s'ancrer dans ce décor unique. Le photographe lui dédiera son recueil et la fermière requerra que ses cendres y soient dispersées au vent. En étirant chaque séquence au maximum, jusqu'à son point de rupture, le cinéaste parvient à rendre palpable le passage inéluctable des heures et la dilatation du temps par la force de la mémoire.
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Car Eastwood est un archéologue des soubassements mythiques et mensongers de l’histoire. Il sait qu’en ses plis gît un secret, une image dans le tapis en quelque sorte, qui fonde la croyance dans le présent tout en la corrodant. En l’occurrence, un frère et une sœur des années 80, purs produits de l’Amérique reagano-bushienne, s’apprêtent à ouvrir l’enveloppe-testament que leur a transmis un vieux notaire, et qui inaugure le récit. Avec elle, la clé d’un grand bahut sur lequel ils se précipitent comme sur une malle au trésor. Ils tombent sur un morceau de passé à l’état pur, enseveli par leur mère et réactivé par sa mort. Une sorte de parenthèse extraite à la routine des jours d’antan et conservée au-delà des années dans une forme qui, tel un alcool qui aurait gardé toute sa teneur ou une bombe à retardement, brûle le corps et saute au visage de ces enfants d’aujourd’hui. Le trajet interne de l’œuvre est celui qui accompagne Francesca se confectionnant des souvenirs par le biais du photographe Robert, et les cristallise afin de leur conserver tout leur pouvoir. Dans cette splendide confrontation entre la vie et la mort, l’amour, pris en un sens quasi métaphysique, est la force qui permet au temps de se manifester à lui-même au-delà de la succession passé-présent-avenir, et de se libérer du cadre de l’intrigue qui l’enveloppe comme un corset. Le principe du flash-back joue ainsi de toute sa dimension funéraire. Comme les autres grandes œuvres de l’auteur, Sur la Route de Madison est un film de revenants frappés de stupeur devant l’irruption d’un monde englouti plus vivant et captivant que leur présent pétrifié.
Francesca est en quelque sorte le point fixe du film : elle commence à se rendre compte que ses rêves de jeunesse sont en train de s'évanouir. Elle reste à la maison pendant que son mari et ses enfants sont partis à une foire à bestiaux dans une ville de l'État où Caroline passe un concours. L'homme est seul lui aussi, et de passage. Robert demande sa route à Francesca, qui lui indique le chemin vers le vieux pont couvert de Roseman, la seule curiosité de la région. Elle décide de l'y accompagner, ils font ainsi connaissance. Transformant en une rencontre ce qui n’aurait dû être que le croisement de deux trajectoires, Eastwood célèbre rien moins que la naissance de l’amour : un souple mouvement de Steadycam quand la femme monte dans la voiture d’une seule coulée, un grand art du découpage dès lors que les deux étrangers se trouvent seuls à bord. Quelques minutes d’un trajet pendant lesquelles une conversation s’engage et, doucement, se lie pour ne plus se défaire. Des minutes où la nature environnante ajoute par sa présence une note élémentaire ou cosmique. Des minutes où deux corps se sentent et respirent au diapason, s’approchent du regard, se frôlent par mégarde. Avant d’arriver au lieu dit, le véhicule traverse deux autres ponts, passages d’un état à un l’autre, ponctuations de ce qui se joue là, de manière irréversible. Sous nos yeux, une photosynthèse est lentement en train de s’accomplir. Puis, pendant que Robert prend des photographies du site, elle l'épie, le regarde sans être vue de lui. Au retour, elle l’invite à dîner. La cuisine devient le théâtre d'un dialogue magnifique, qui dévoile la vie intérieure des deux protagonistes. Son plaisir à lui est de voyager, de ne jamais se fixer, de photographier des décors partout dans le monde. Après n’avoir cessé de questionner l’éphémère en se demandant si les clichés qu’il a pris toutes ces années servaient à quelque chose, Robert trouve la seule réponse qui lui semble importante en se disant que son travail l’a mené à elle, Francesca, et à l’amour qu’il lui porte. En dépit même de son laconisme nonchalant et de sa philosophie vagabonde, aventureuse, il lui fait alors cette bouleversante confession : "This kind of certainty comes, but once in a lifetime."
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Pour magnifier cette idée, Eastwood dispose d'un atout majeur : la permanence de sa figure de fiction, devenue l'image canonique de la solitude. Qu'il incarne l'homme sans nom de Leone, Dirty Harry ou le bluesman de Honkytonk Man, il demeure toujours cet être en marge de la société, nimbé d’un halo de mystère et venu d’un no man's land quasi surnaturel, un territoire intime fait d'isolement et de modestie dont il sort parfois pour revisiter les ombres spectrales du cinéma américain. Ce film accentue encore l'incorporalité de son personnage, dans la peau duquel il se glisse avec une aisance de cougar oriental. Robert change une existence mais rien de matériel ne subsistera de sa venue. Il ne laissera aucune empreinte, personne ne l'aura vu, et la vie continuera de suivre son cours sans que rien ne soit plus jamais comme avant. Si cette histoire se déroule au milieu des années soixante, ce n’est pas pour nous resservir les bobards ineptes sur la prétendue innocence perdue de l'Amérique mais plutôt pour exprimer quelque chose d'essentiel sur les années 90, au cours desquelles elle a été tournée. Sur la Route de Madison est indéniablement un film politique, ou plus exactement un film moral qui se situe en rupture radicale avec la doctrine américaine du politiquement correct. Car il dit, de manière extrêmement émouvante, qu'il ne faut pas passer à côté de l'amour, même quand on est une mère de famille américaine perdue dans sa campagne, et que si le choix de sauvegarder la famille l'emporte au bout du compte sur la passion, il laisse alors un douloureux goût de cendres. Mais, et c’est en cela qu’il serre la gorge, il s’offre dans le même temps comme un plaidoyer pour les êtres assumant leurs responsabilités et comme un réquisitoire violent contre tout un système de pensée et de valeurs qui contrarie l’épanouissement des individus.
Le cadre temporel, coïncidant avec l’assassinat de Kennedy et le durcissement de l’engagement au Vietnam, est aussi le moment où le cinéma américain abandonne le contact direct avec son public pour s’inféoder au pouvoir du petit écran. Le projet qui se profile derrière le film est de confronter un genre passé de mode et servi par une mise en scène inactuelle à des spectateurs d'aujourd'hui. Dans une habile mise en abyme, Eastwood montre la réaction des enfants de Francesca lorsqu’ils découvrent son secret. Placés dans la position du public, seront-ils capables de croire encore à l'histoire qu'on leur raconte ? Vont-ils se moquer de cette romance et la rejeter en bloc, modelés par les idéaux de la décennie Reagan ? La puissance du septième art est-elle encore capable de se faire entendre dans le tintamarre médiatique et de chambarder durablement nos vies ? En se frottant au mélo, l’auteur interroge le cinéma qui l'a produit en l’exposant à un public nouveau. Sous l'angle de la morale, le cinéaste s'affirme très décalé par rapport aux conventions du genre. Le jeu des valeurs familiales dominantes est ainsi donné à voir pour ce qu’il est, comme une représentation sociale forclose. On ne trouve ici aucune trace de cet esprit pharisien faisant échouer de si nombreux films hollywoodiens, cette conjuration de normes dites sacrées (la famille, la fidélité) qui ne sont rien d’autre qu’une forme de puritanisme ou d’instinct de possession. Eastwood tord aussi le cou d’une certaine Amérique, celle des gens bien honnêtes mais infichus de se projeter plus loin que le bout de leurs champs. Il leur préfère l’intimité des clubs de jazz où un couple illégitime peut se réfugier sans peur d'être reconnu puisqu'ils y sont les seuls Blancs. Avec cette unique séquence, il illustre l’implantation culturelle de la ségrégation raciale avec plus de force que n’importe quel long discours. On se rappelle alors que certains commentateurs bien peu avisés le considéraient autrefois comme un fasciste…
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Pour lui, le cinéma a toujours été une manière privilégiée de ressusciter les disparus. Sur la Route de Madison n’échappe pas à cette leçon des ténèbres. Eastwood renoue avec le goût des personnages d'outre-tombe auxquels il accorde un infini respect et une immense attention. Kincaid agit comme une sorte de révélateur ; il est celui par qui l'histoire se noue, il est aussi celui par qui elle se termine. Dans l’intervalle, il s'est passé du temps, un temps gagné sur la mort et sur l'oubli. L’artiste filme dans toute leur présence et toutes leurs nuances les êtres et les paysages, les affects et les sensations, enregistrant avec mélancolie l’écoulement de ce temps qui se lit aussi sur les visages des comédiens, sans fard, quelque peu ridés, et sur le corps un peu lourd mais sensuel de Meryl Streep, trouvant ici le rôle de sa vie. Preuve de sa profonde honnêteté, le cinéaste sait également prendre la défense de caractères a priori condamnés par le scénario, comme Richard l’éternel mari, les deux enfants si gourds, et même Lucy, la mauvaise fille de la cambrousse locale. Ici comme jamais, il s’affirme sismographe des sentiments, peintre des tropismes, poète des automnes orangés et des prairies ondoyantes, des soleils couchants et des instants fugaces, des impressions informulables et des cœurs chavirés. Il s'attache aux personnages, en scrute la moindre hésitation, le moindre élan, restitue avec la plus grande finesse chaque mouvement de leur attirance. Il lui suffit de filmer la main posée de l’héroïne sur l’épaule de son amant, comme un oiseau, pour atteindre l’intensité rigoureuse d’un Ozu. Il recueille ainsi les gestes ingénus et les frémissements inconscients de l’une, le manque d’assurance et la fragilité de l’autre — la vie non vécue de deux êtres qui témoignent d’une admirable force de caractère, mais dont la blitz-affair s’est délitée en renoncement. Inscrite dans la caresse du vent, la poussière dansante, le soleil rasant, cette idylle étourdissante de délicatesse et de sensibilité est de celles qui accompagnent une vie de cinéphile. Lorsque vers la fin, Francesca s’agrippe à la portière, que le feu rouge s’éternise puis passe au vert, que Robert s'éloigne en un adieu toujours plus prolongé, sous une pluie se confondant avec les larmes, l’art de suspension du mélo atteint son apogée. Après avoir creusé le visage du héros eastwoodien, l’homme disparaît tel un fantôme qui n'a jamais existé, une figure appartenant déjà à la légende. Rarement romantisme aura été aussi sublimé sur un écran.
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Créée
le 2 juil. 2012
Modifiée
le 7 sept. 2014
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