Après un détour par le film Jimmy P. qu’on peut considérer comme l’apothéose de son vif intérêt pour la psychanalyse, Arnaud Desplechin revient à une figure connue, puisque « Trois souvenirs de ma jeunesse » est présenté par le réalisateur lui-même comme le prequel de « Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) », et plus exactement comme les moments fondateurs de la vie de Paul Dedalus, le héros de ce dernier film, un héros interprété aujourd’hui comme hier par le même Mathieu Amalric.
« Trois souvenirs de ma jeunesse » est sous-titré « (nos arcadies) », soit par extension de l’étymologie et du mythe un refuge paisible, le séjour de l’innocence. De fait, ce nouveau film d’Arnaud Desplechin est sans doute le plus apaisé de tous. Découpé en trois morceaux, en trois souvenirs, le film fait respectivement allusion à « La vie des morts », puis à « La sentinelle », et enfin, dans sa plus grande partie à « Comment je me suis disputé… » . Tant et si bien que ces souvenirs pourraient être considérés comme étant ceux de Desplechin lui-même, tout autant que ceux de Paul Dedalus : enfant traumatisé par la folie cruelle de sa mère, et faussement indifférent aux brimades de son père (« je ne sens rien », répète-t-il à l’envi) ; adolescent marqué par une aventure digne du film d’espionnage proche de « La sentinelle », où le jeune Paul a laissé sa pièce d’identité en Russie pour permettre le sauvetage d’un Refuznik voulant fuir en Israël, ce qui lui vaut d’avoir un double inconnu « à moins d’être, le double d’un inconnu », comme il est dit dans le film ; enfin, jeune adulte roubaisien qui rencontre Esther, l’amour de sa vie. Une telle relecture de sa propre œuvre pourrait passer pour de la prétention, mais il n’en est rien. Plutôt que d’être de l’auto-citation, le film s’insère de manière fluide et cohérente dans un univers modelé depuis plus de vingt ans par son auteur.
Le film commence par une séquence insensée où une femme qui se présente comme l’épouse du protagoniste passe des coups de fil en vue de préparer le voyage de celui-ci, un retour en France après plusieurs années passées dans des ailleurs favorables à son métier d’anthropologue. La séquence est insensée, car Paul et sa femme se quittent sans larmes, dans la tristesse mais sans passion, comme de bons amis que la vie a eu la bonne idée de rassembler un temps dans la même couche…`
Les trois parties du film sont très reconnaissables par l’ambiance que Desplechin a installée pour chacune d’entre elles. Même si l’équipe a pris grand soin dans le choix d’Antoine Bui, qui joue Paul enfant tout comme dans celui de Quentin Dolmaire qui joue le personnage de l’adolescence, car ils ressemblent étonnamment à Mathieu Amalric, chaque souvenir a sa couleur propre, avec par exemple pour la partie relative à l’aventure russe du lycéen Paul cette ambiance de film d’espionnage classique raconté en flashback avec des rajouts de voix off (comme dans beaucoup des films du réalisateur). Une salle d’interrogatoire claire obscure – Paul à son retour en France est arrêté à l’aéroport pour une histoire d’identité et de passeport -, un inquiétant policier en la personne d’André Dussolier qui fait également office de confesseur à qui il raconte ces fameux souvenirs, autant d’éléments propres à instaurer un vrai climat de suspense. Mais sans doute l’histoire la plus passionnante (et la plus fournie) est celle de la rencontre avec Esther (Lou Roy-Lecollinet, une révélation) et la relation tumultueuse, fougueuse entre eux ; une rencontre qui raconte une adolescence très romantique, une adolescence rêvée, utopique presque, dont on soupçonne une part autobiographique non négligeable.
Une diction et un vocabulaire en décalage à la fois avec la jeunesse d’aujourd’hui, et celle des années 80, qui font davantage penser à « La maman et la putain » de Jean Eustache -influence inconsciente de la présence de Françoise Lebrun? -, des formules littéraires en pagaille comme à son habitude, mais surtout une impeccable mise en scène font de « Trois souvenirs … » un film très identifiable à l’univers de Desplechin. Mais cette mise en scène est cette fois-ci agrémentée de nouveautés dans les techniques mises en œuvre, telles que ces split-screens à mi-parcours du film, ou encore ces délicieux « iris shot » hérités du cinéma de Griffith. De belles trouvailles pour dire que non, « Trois souvenirs… » n’est pas une redite , mais bel et bien le prolongement éclairé d’une œuvre pourtant déjà riche. De même, une technique utilisée brièvement dans « Comment je me suis disputé… » où Emmanuelle Devos (l’ Esther d’alors) tout en marchant dans la rue, ou face caméra, lit une lettre adressée à Paul, est reprise ici de manière un peu plus fréquente, et rend les échanges epistolaires des deux jeunes gens plus intenses, plus romantiques encore, tout en étant plus dynamiques.
Ce film est une ode réussie à l’amour, une ode réussie au cinéma, et une ode réussie à la jeunesse, avec à la clé une belle découverte d’une floppée de jeunes acteurs très talentueux, à commencer par l’irrésistible Quentin Dolmaire et l’exquise Lou Roy-Lecollinet, un beau passage de flambeau aussi peut-être en ce qui concerne Mathieu Amalric, dont pourtant la tirade finale, magistrale et poignante, suffit à elle seule à justifier sa présence dans le film, plus de vingt après ses premières apparitions chez Arnaud Desplechin.