Tout d'abord, remercions l'un des meilleurs – si ce n'est le meilleur – critique de cinéma français, c'est-à-dire Michel Ciment, sans qui nous serions passé à côté de ce très bon et surprenant Une vie. A priori, énième adaptation fade et peu inspirée d'un roman non moins ennuyeux et mélodramatique au goût de son époque (roman pour femmes au foyer, principal public littéraire d'alors). Mais en fait, pas du tout, c'est tout autre chose qui est mis en scène si bien qu'on doit parler de réécriture du roman, grâce à un travail remarquable de S. Brizé: montage, éclairage, écriture, grammaire, direction d'acteurs, choix musicaux, mise à distance du pathétique, … autant d'éléments complètement maîtrisés qui le hissent au rang des meilleurs cinéastes français de notre temps, méritant indéniablement et le plus tôt possible, la meilleure récompense à Cannes ou tout du moins aux César.
Après l'excellent La loi du Marché, Brizé était attendu. Il aurait pu se fondre à la masse des «élus» et enfoncer un peu plus le clou social ou politique pour obtenir les prix qu'il mérite. Au lieu de cela, il ose surprendre en s'aventurant dans les chemins sablonneux du roman français classique tenu comme intouchable pour le dépoussiérer, le montrer sous un autre angle, le déconstruire. En effet, dès les premières minutes, on sent bien que Maupassant , c'est du passé (tout comme Flaubert – d'ailleurs, soit dit en passant, convier celui-ci pour parler de ce film est totalement injustifié et montre les limites de l'entendement de certains ici) et que Brizé se sent beaucoup plus proche du nouveau roman, de Faulkner ou de Proust que de ce premier. Flux de consciences, analepses, ellipses, prolepses, … Brizé se joue du temps, le défait pour en créer un nouveau, intérieur, celui de Jeanne (l'excellente Judith Chemla). Résultat: la linéarité chronologique proprement romanesque est remplacée par une écriture éminemment poétique, fragmentaire, libre car dégagée des codes narratifs traditionnels (voilà d'ailleurs l'une des raisons pourquoi ce film n'a pas obtenu le succès mérité: trop libre, trop expérimental presque, quoique parfaitement maîtrisé).
Outre ce travail de montage, le rejet du pathétique révèle un parti pris moderne de Brizé, ne jouant pas des ficelles dramatiques d'alors à travers la facilité et l'excès d'une destinée (presque) tragique mais optant plutôt pour mettre en avant la beauté des corps, la sensualité des mouvements ou leur violence passionnelle, la relation à la nature et à ses éléments (la terre nourricière, l'eau féconde, la lumière rieuse et la nuit profondément noire et solitaire, …). Par conséquent, l'acharnement du sort trop caricatural du roman de Maupassant passe au second plan au profit d'une œuvre d'abord esthétique (soulignons aussi, en plus de la photographie et de la bande sonore, l'excellent travail du chef opérateur sur la lumière, du jour, des bougies, du feu, de la nuit) mais aussi éthique, à travers les dilemmes moraux que doit dépasser Jeanne et dont l'Autre est toujours la source (ses parents, sa bonne et sœur de lait, le curé, son mari, son amie, son fils, …). Celle-ci, au jeu incroyablement juste, très naturelle (surtout dans les dialogues auxquels Brizé a certainement donné une liberté d'improvisation de l'instant, comme le faisait Rohmer), aussi forte émotionnellement dans le silence et le recueillement que dans la colère aveugle et délirante, participe à cette sensibilisation (et non au sentimentalisme que certains cherchaient, comme s'il s'était agi d'un feuilleton télé) du film.
Voilà donc un grand film, sobre, à la fois puissant émotionnellement, intelligent dans sa construction et élégant dans son esthétique qui confirme le talent d'un cinéaste qui fera sans aucun doute les beaux jours de notre cinéma national. N'en déplaise à ceux qui n'ont pas su voir cet éclair moderne traverser notre ciel.