Qu'est-ce que l'amertume ? Winter sleep, c'est une rancœur qui s'immisce dans un trio de personnes - Aydin, Nihal et Necla, et qui se propage trois heures et quart durant. Nuri Bilge Ceylan prend le temps, réanimant le côté proustien du cinéma d'auteur, style quelque peu à l'abandon face au cinéma commercial actuel, englouti de superproductions.

Aydin est un comédien retraité, propriétaire de maisons et d'un hôtel, subtilement dénommé Othello, faisant partie de la classe bourgeoise et aisée d'Anatolie. Necla, sa soeur, est divorcée et rongée par un ennui engourdissant. Nihal, sa jeune femme, passe son temps à s'occuper d'une association caritative venant en aide aux écoles de la région. Un jour, un enfant du village jette une pierre sur la voiture d’Aydin. On apprendra que le gamin voulait venger son père, locataire d’une maison appartenant à l'hôtelier, et victime d’une saisie d’huissier pour cause de loyers impayés. Cet embryon de lutte des classes déstabilise Aydin qui se fait brutalement renvoyer à son statut de propriétaire et d’exploiteur. Telle une onde sismique, l’incident se répercute au sein du trio. L'ennui, la morosité et l'hiver arrivant, vont raviver les rancœurs, les amertumes et les vérités de chacun.

Winter Sleep, c'est un film d'intérieur, une hibernation, une introspection. Hormis quelques plans grandioses sur la froide et abrupte beauté de l'Anatolie, tout se passe au-dedans, à huis-clos: c'est dans un décor brut et rocailleux, une atmosphère figée, presque glacée par le temps et ankylosée par la monotonie que l'oeuvre suit son cours. L'épicentre du propos résident dans les dialogues. Les joutes verbales nous paraissent de haute volée, à la fois intimistes, politiques et philosophiques et les acteurs impressionnent par leur souffle et leur subtilité, donnant à ces longs échanges l’intensité adéquate. Les ressentiments d'Aydin, de Nihal et de Necla se révèlent par ces conversations. A ces infusions bourgeoises qui forment l'ossature de la Palme d'Or 2014, s'ajoutent des séquences d'une perspicacité et d'un esthétique saisissants : un galop de chevaux sauvages, un enfant qui s’évanouit sous la pression du rapport de classe, un homme humilié qui jette une liasse de billets au feu (...).

L’ensemble s'avère passionnant, d’une finesse sociale et psychologique indéniable. En s’intéressant à la trajectoire d’un homme cultivé et fortuné qui fuit les réalités sociales de son pays, louvoyant derrière des préceptes intellectuels et religieux, Winter Sleep oscille en somme de l'amertume à la méditation - de l'automne au printemps - entre somnolences et fulgurances.
Palatina
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le 8 mars 2015

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Palatina

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