Si toute expérience cinématographique est intime, le cinéma de Wang Bing élève l'implication personnelle à un degré supérieur. Alors que l'expérience n'était pas vraiment concluante pour Les trois sœurs du Yunnan, avec ce sentiment malaisant d'être trop souvent cantonné au simple statut de voyeur, le principe immersif est ici admirablement abouti.
L'hôpital psychiatrique est construit sur quelques étages autour d'une cour carrée. À chaque niveau, une coursive extérieure bordée de grilles dessert les chambres et les parties communes. On devine l'accueil et la partie administrative au rez-de-chaussée, le quartier des femmes au-dessus. Nous sommes chez les hommes, au deuxième étage.
Toute notion d'intimité a disparu. Et c'est parce que les internés semblent avoir renoncé à la préserver, que l'immersion fonctionne. Au mieux défendent-ils encore leur nourriture et leur lit, et encore. C'est un glissement général des comportements, un retour d'animalité qui détourne les principes d'hygiène, de pudeur et les codes de conduite.
Pisser à même le sol ou dans une cuvette au pied de son lit, se promener nu, dormir à deux, rien ne pose a priori problème. L'équipe médicale ne semble là que pour distribuer cachets et piqures afin de prévenir tout écart (violence, agression, rébellion ?). Si l'esprit est davantage carcéral que médical, les apparences restent celles d'un hôpital. Totalement oisifs, certains captifs du téléviseur installé dans la salle de repos, d'autres régulièrement installés sur leur lit, d'autres encore totalement tournés vers eux-mêmes, les internés communiquent davantage par caresses, râles ou coups que par la parole. L'ambiance est presque apaisée, on ne sent pas d'animosité mais plutôt un esprit de solidarité de fait.
On ne sait pas pourquoi ils sont là. On sait seulement qu'ils ont été internés contre leur gré. Les rares contacts avec l'extérieur (une femme ne semblant visiter son mari que pour l'irriter davantage, une fille venant rassurer son père, un père au téléphone) ne nous informent pas davantage. C'est quand un type déclare qu'on devient malade mental à force de temps passé ici, qu'on réalise que beaucoup ne sont là que parce qu'ils dérangeaient dehors, et ce, même si certains présentent de réelles pathologies.
L'expérience est éprouvante mais pas au sens où on l'imagine. Nous sommes très rapidement avec les patients, au plus près d'eux, le temps nous étant donné pour apprendre à les connaître, les comprendre, les aimer. On mesure leur degré de solitude, leur dénuement, leurs peurs enfouies. Si les différences sociales sont visibles, ils souffrent tous d'incompréhension et de rejet. Leur sort est le même.
On est touché, très souvent ému, mal à l'aise parfois, mais on n'éprouve pas de pitié. C'est d'empathie qu'il s'agit. Ces hommes sont comme nous, seuls et vulnérables. S'ils sont ici infantilisés et souvent niés dans leur identité, on peut facilement se reconnaître en eux. Nous sommes avec eux.
Le longueur du film, ce temps donné à chacun pour exister (certains tout juste arrivés, d'autres internés depuis plus de dix ans), c'est le temps du respect qui leur est dû. La grande force du film de Wang Bing est là. Et c'est une réussite.