“Stare at them. Stare at them longer than you should” : voilà le conseil que donne Abel Morales (Oscar Isaac) à ses nouveaux employés lorsqu’il les charge d’aller prospecter des clients. Self-made man à la tête d’une compagnie de fioul domestique, Abel dispose d’une éthique et de valeurs particulières. Bien plus que la violence du titre, ce sont ces valeurs qui sont au centre du film. De quoi a-t-on besoin pour réussir ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme, parti de rien, en vient à ne porter plus que des costumes croisés et des manteaux Armani ?
Fixer, fixer ses personnages, fixer le New York hivernal de 1981, fixer sa neige et ses routes, les fixer plus longtemps qu’il ne le devrait, c’est aussi ce que fait JC Chandor. Sa capacité à soigneusement construire ses plans et à les faire durer est certainement la plus grande force du film. Avare de champs-contrechamps, le film se constitue en grande partie de plans statiques et larges, assez larges pour nous montrer toute l’étendue du sol qui se déroule sous les pieds des personnages ; ou, lorsqu’Abel monte sur un camion et se retrouve tout en haut du cadre, la caméra le regarde s’élever au-dessus du monde et le dominer.
Cette caméra ne prend la peine de bouger que lors des scènes d’action, qui regorgent de trouvailles tout aussi éblouissantes que le reste du film : un travelling arrière qui suit Abel courir, ne prend pas fin lorsqu’il tombe dans sa course mais le devance, et ne s’arrête que plus loin, pour ensuite redémarrer ; une scène de dialogue entre Abel et l’un de ses concurrents, avec en arrière-plan un lanceur de balles de tennis en marche ; un plan large de profil, puis le même plan de profil vu de l’angle opposé pour inverser la lumière et révéler la noirceur des personnages. Des clairs-obscurs majestueux découpent Abel et sa femme Anna (Jessica Chastain, d’une fadeur inhabituelle), souvent réduits à des taches noires dans des images jaunies et glaciales. Lorsqu’ils s’embrassent, les ombres de leurs visages les assombrissent mutuellement.
Pourtant, Chandor aime son personnage. Oscar Isaac, un an après Inside Llewyn Davis, se retrouve une fois encore dans l’hiver new-yorkais. L’année dernière, c’était 1961, c’était l’errance et la galère dans un Greenwich Village pavé de malchance et de mauvaises décisions ; cette année, c’est 1981, c’est l’immigré qui a réussi et découvre la rançon de sa gloire. Chandor l’aime, cet homme qui manigance et qui cache, mais qui hésite, qui n’ose pas achever un cerf après l’avoir percuté. Il l’aime plus qu’on ne l’ose nous-mêmes ; car à trop parler emprunts à long terme et taux d’intérêt, à être trop technique dans les dialogues et trop lent dans le rythme, on finit par n’en avoir pas grand chose à faire, de ce personnage. En s’efforçant de ne pas nous exposer lourdement qui est qui, le film devient constamment mystérieux, presque flou et parfois incompréhensible. Les scènes de conflit entre Abel et Anna sont les plus représentatives de la faiblesse générale des dialogues, parfois à la limite du risible (exceptée cette magistrale réplique du personnage de Jessica Chastain qui résume parfaitement la personnalité d’Abel : “You’ve been so good letting your ego out when it comes to business. Don’t start because of me”). Et que dire de cette scène finale, pathétique retournement de situation censé apporter une morale brumeuse sur l’intégration et le lien à un peuple d’appartenance.
Si Margin Call était un miracle, c’est parce qu’il arrivait à rendre la finance passionnante. L’échec d’All Is Lost résidait quant à lui dans son absence totale de dialogue – le pari était séduisant, pas le film. A Most Violent Year, quant à lui, se rapproche plutôt du premier : encore une fois, c’est le business et la réussite sociale – ou plutôt, la gestion de cette réussite – qui sont à l’honneur, ici à l’échelle d’un homme plutôt qu’à celle d’une entreprise. Seulement, Chandor ne parvient jamais à susciter un intérêt similaire à celui qui nous saisissait devant le spectacle des traders campés par Paul Bettany, Kevin Spacey et Jeremy Irons. A Most Violent Year est en définitive un film inégal, dont la maîtrise du cadre et l’inventivité des plans forcent l’admiration mais peinent à combler les failles narratives.