Le no reason a ses limites
Avec quatre longs-métrages tous plus fous et inclassables les uns que les autres, Quentin Dupieux s’est imposé comme un personnage à part dans le cinéma des années 2010. Revendiquant sa nationalité française mais tournant exclusivement à Los Angeles, employant des références de l’humour français (Éric Judor) comme de la comédie américaine (Eric Wareheim), il a réussi à imposer une ‘patte Dupieux’ basée sur le credo du no reason. L’annonce de sa collaboration avec Alain Chabat ne pouvait que susciter l’impatience. La déception est à la hauteur de l’attente : Réalité est le premier raté de son auteur. On s’interroge alors : le style Dupieux a-t-il atteint ses limites ? Le réalisateur de Steak peut-il concilier humour et ambitions quasi-métaphysiques ?
Le vrai problème de Réalité est qu’on n’y reconnait plus ce que le no reason avait de jubilatoire. Caméraman pour la télé, Jason Tantra (Alain Chabat) veut tenter sa chance au cinéma : le film, série B sur des télés tueuses, s’appellerait Waves. Bob Marshall (Jonathan Lambert), producteur, “ne [veut] pas [lui] mentir” : “[il] adore ce projet”, et “pense qu’il a beaucoup de talent”. Bob Marshall ne veut qu’une chose : un Oscar pour le cri que poussent les victimes des télés. Si Jason trouve le cri parfait, Bob finance Waves.
Alléchante au premier abord, cette trame principale est malheureusement accompagnée de plusieurs intrigues peu inspirées, souvent reliées entre elles de manière approximative. La traditionnelle simplicité narrative de Dupieux laisse place à une construction imbriquée (un film dans un film dans un film, et des interactions entre ces différents niveaux), qui s’emmêle trop pour garder une quelconque cohérence. Alors qu’il nous avait habitués à un cinéma foncièrement amusant, celui qui sévit aussi sous le nom de Mr Oizo se met à torturer notre cerveau. Surtout, à l’exception d’une extraordinaire scène de cauchemar durant laquelle Jason, entouré d’innombrables individus sans visage vêtus de smokings, est appelé par Michel Hazanavicius pour recevoir l’Oscar du meilleur gémissement et se retrouve collé à son siège, incapable de se lever pour aller récupérer sa statuette, Réalité ne dépasse jamais le stade de l’intrigant.
Plus encore, en dehors de quelques séquences d’immense drôlerie (l’enregistrement des cris de Jason, où l’on retrouve tout le talent clownesque d’Alain Chabat), le film manque cruellement de matériau comique. Où est donc passé l’humour visuel qu’on trouvait dans Wrong, ou l’hilarant sens du dialogue de Wrong Cops ? Même Eric Wareheim, desservi par un rôle faiblard, ne trouve jamais l’occasion d’être aussi désopilant qu’il pourrait l’être. On appréhendait le retour de Dupieux au français ; au vu des catastrophiques performances d’Élodie Bouchez et Jonathan Lambert, peut-être ferait-il mieux de se cantonner à l’anglais.
Par ailleurs, le film marque un tournant dans la filmographie de son auteur : pour la première fois, il cite explicitement d’autres cinéastes. Même si c’est pour faire dire à Jason : “Je m’en branle de Kubrick, chacun ses méthodes” – un discours qui est certainement celui de Dupieux lui-même -, le réalisateur semble désormais inscrire son cinéma dans quelque chose de plus grand. Lorsque nous l’avions rencontré en mars dernier, le réalisateur s’était comme à son habitude refusé à parler de quelconque influence ; à la limite de la mauvaise foi, il prétendait même que le caractère lynchéen de ses films n’était que fortuit. Aujourd’hui, Dupieux ne nie plus l’existence d’un autre art que le sien – ce qui lui permettait jusqu’alors de revendiquer l’originalité totale de son œuvre. Cette conscience d’un autre art, on la retrouve aussi dans la bande originale : plus de composition de Mr Oizo, mais l’usage d’une œuvre de Philip Glass (Music With Changing Parts, 1970).
Ce renvoi à d’autres œuvres s’avère parfois ingénieux, notamment quand Dupieux rend hommage au Mépris : comme dans le film de Godard, un producteur écervelé et son réalisateur visionnaire ne peuvent communiquer qu’avec l’intermédiaire d’une traductrice. Jonathan Lambert et John Glover se substituent respectivement à Jack Palance et Fritz Lang ; à travers cette référence inversée (le rôle de l’ignare attiré par l’argent est tenu par l’Européen, tandis que l’Américain incarne l’intellect ; dans Le Mépris, c’est l’inverse), Dupieux fait preuve d’une autodérision malheureusement absente du reste du film. S’il n’est donc pas certain que cette ouverture explique la piètre qualité du nouveau film de Dupieux, elle témoigne d’un changement dans sa manière de faire du cinéma – plus ambitieuse mais infiniment moins plaisante.