L’époque charnière de la toute fin des années 20 et le début des années 30 est caractérisée par le très rapide développement du cinéma parlant ; la technologie est encore balbutiante et ne donne pas aux réalisateurs la même latitude de création qu’à l’âge d’or du muet. Les caméras sont bruyantes et encombrantes, offrent très peu de liberté de mouvement, le travail de montage est laborieux, etc. Les cinéastes un peu ambitieux trouvent moyen de s’affranchir de ces contraintes, notamment en mêlant les séquences tournées en mode cinéma muet (qui peuvent donc être dynamiques, bien éclairées, utiliser un montage complexe…) et n’utiliser les nouvelles méthodes de son que sur quelques scènes de dialogue importantes.
« À nous la liberté ! » se range dans cette catégorie de films hybrides, majoritairement mutique, mais qui utilise néanmoins les nouvelles possibilités du medium pour faire parler ses personnages. Œuvre caractéristique de cette période de mutations du cinéma, le film n’est donc pas exempt des quelques maladresses communes à l’époque : le son n’est pas toujours bien dosé, les scènes de dialogues sont figées et les transitions manquent parfois de soin.
Le film met en scène Louis et Emile, deux prisonniers qui échafaudent leur évasion en dérobant des outils de l’atelier du pénitencier, où les pensionnaires de l’établissement occupent leurs journées à construire de petits chevaux de bois. Louis s’échappe, se rachète une conduite et fait fortune, tandis qu’Emile reste derrière les barreaux, rêve de liberté, et finit par sortir lui aussi.
Sous ses atours de comédie de mœurs, le film de René Clair fait une satire acide de la place du travail et de l’importance de la productivité dans la France des années 1930. Clair dépeint en effet une société sévère où les citoyens sont tenus d’exercer une activité (l’oisiveté est ainsi punie de prison) et où les valeurs prétendument salvatrices de l’emploi sont inculquées aux enfants dès leur plus jeune âge à grands coups de slogans frappants : "le travail, c’est la liberté", clame-t-on (on a beau être encore au début des années 30 et du bon côté du Rhin, c’est assez terrifiant).
Malgré le manque de maîtrise technique, la construction du film est brillante et pleinement au service de son propos. On pourra regretter les insertions impromptues des séquences où les écoliers reçoivent leurs leçons, qui, superflues et maladroites, nuisent un peu au rythme de l’ensemble. Le film s’appuie sur une esthétique presque impressionniste (bâtiments très épurés aux formes futuristes, contrastes forts entre blancs et noirs, ameublement monumental et irréaliste…) et des parallèles évidents : la chaîne de montage de l’usine identique dans sa composition à l’atelier de la prison. Cela rend le message simple, efficace et immédiatement compréhensibles, sans avoir besoin de le déclamer lourdement.
Ce n’est pas un film que l’on regarde pour le jeu d’acteur – pratiquement inexistant – mais malgré son grand âge le métrage de René Clair respire d’une vitalité et d’une bonne humeur formidable. Il se joue des conventions sociales, qu’il ridiculise dans une séquence de dîner mémorable, et fait l’éloge de la paresse, de la fuite et de la liberté… et ce cinq ans avant l’introduction des congés payés par le Front Populaire. Peut-être plus intéressant encore : sa conclusion, aussi passionnante que diablement maligne. Louis conclut le discours d’inauguration de sa nouvelle usine en prêchant l’automatisation et l’industrialisation dans le seul but de réduire la pénibilité du travail humain. Une question qui reste d’actualité de nos jours, même si, évidemment, la face des robots et de l’intelligence artificielle a bien changé. Pas mal pour un petit film de plus de quatre-vingt cinq ans !