Depuis le temps que l’on dit et que l’on répète que le travail est l’un des plus beaux sujets qui soient, et que le cinéma, en particulier hollywoodien, évite de le traiter, c’est un bonheur de voir un réalisateur français construire avec "A Plein Temps" un pur thriller – et l’un des plus anxiogènes que l’on ait vu depuis longtemps – à partir du “simple” sujet, si universel pourtant, du stress des transports urbains (surtout si une grève générale s’en mêle !) et de l’impossible gestion du temps d’une mère célibataire habitant beaucoup trop loin de son lieu de travail. Qui plus est, un thriller qui fonctionne parfaitement, du début à la fin, sans manipulation ni twist, sans risque d’incohérence ni grosses ficelles, et qui nous abandonne finalement épuisés, hébétés, et avec des larmes plein les yeux…
On se souvient bien entendu de l’approche comparable d’un sujet similaire dans le "The Chef" de Philip Barantini, mais la réussite d’Eric Gravel est encore plus spectaculaire, sans doute parce que son histoire nous est plus proche, et nous semble encore plus crédible. Julie, divorcée, élève seule ses deux enfants. Elle travaille comme première femme de chambre dans un palace parisien, mais vit à la campagne, et passe donc sa journée à courir pour concilier toutes les contraintes liées à cette situation. Lorsque, enfin, se présente l’opportunité de trouver un emploi qui lui correspondent mieux, la Région Parisienne vient de basculer dans un véritable enfer suite à de violents conflits sociaux qui paralysent l’agglomération. Julie survivra-t-elle aux journées infernales qu’elle va vivre, et au long desquelles le film va l’accompagner au plus près ?
On pourrait être chez les Dardenne – on y pense parfois – ou bien chez Scorsese sous cocaïne, même si cela paraît antithétique : les galères s’accumulent, les choses dérapent, le pire arrive forcément. Comment se maintenir la tête hors de l’eau alors qu’on sombre, et que la solidarité semble avoir presque disparu dans un monde laminé par le capitalisme et la pression sociale ? Eric Gravel a écrit et mis en scène ce naufrage – individuel, mais également collectif – avec brio, Laure Calamy a abandonné les minauderies de "Dix Pour Cent" pour devenir une petite combattante… une vraie. Tous deux ont été récompensés à Venise, et ce n’est que justice. La musique, électronique et intense, d’Irène Dérel aurait elle aussi mérité un prix, tant elle concourt à l’imparable montée de stress du film.
Tandis que la comédie populaire française s’enlise dans la médiocrité, de plus en plus de films “d’auteurs” français sont reconnus internationalement, et "A Plein Temps" est un nouvel exemple du talent et de la pertinence de ce cinéma-là. C’est une excellente nouvelle.
[Critique écrite en 2022]
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