À propos d'Elly par Alligator
août 2012 :
Le doute n'est plus permis : "A propos d'Elly" est le troisième film de Farhadi que je vois après "Une séparation" et "Les enfants de Belle Ville" et il corrobore le fait que le cinéaste est extrêmement doué, un artiste de premier plan, un maître dans l'art narratif cinématographique.
Sur les deux premiers films que j'ai vus, j'avais été frappé par la progression implacable (un terme qui revient souvent avec ces scenarii) du récit, ce cheminement kafkaïen que suivaient sans contrôle les personnages, enchaînés à un destin merdique. Il y avait dans cet horizon cloisonné un arrière-goût de film noir où la lourdeur de l'administration et/ou de la tradition clouait les personnages sur cette pente funeste.
"A propos d'Elly" est à bien y regarder pourvu de différences assez marquées sur ces points. On ne retrouve cet acharnement des évènements contraires que sur la dernière demi-heure (le film dure presque deux heures). Tout le reste du film se consacre à dépeindre par le menu la déliquescence des apparences d'un groupe d'amis étudiants en week-end dans une villa de bord de mer. Une invitée disparait. L'on pense qu'elle s'est noyée en voulant sauver un enfant.
Mais des questions surgissent, des jugements, de la violence et les rapports véritables sous-jacents dans la société iranienne entre hommes et femmes émergent très progressivement, de plus en plus opposés. Peu à peu, l'exclusion et la différence se font jour, les rapports se durcissent et ceux que l'on croyait ouverts, heureux, ces intellectuels modernes que l'on aurait pu croire sortis d'un film de Woody Allen laissent craqueler le vernis des faux-semblants. L'angoisse et les interrogations sans réponse suscitées par la disparition d'Elly font poindre la violence sociale des hommes envers les femmes. Les rires, les danses, les youyous décontractés s'évanouissent, les regards se tordent de trouille et les voix crient de plus en plus, chacun cherche à fuir ses responsabilités, des coupables chez l'autre. Finalement des poings s'abattent.
Je ne sais pas ce qui est le plus formidable dans ce film de la tension? Est-ce cette incroyable capacité d'écriture, tellement finement ciselée qu'on est pris à la gorge par le récit et emporté avec une rare maitrise par ce flot d'angoisse? Est-ce la mise en scène très intelligente, contrôlée, pleine de contraste entre les coupures, les saccades et les longs plans, les changements de rythme, de mouvements? Ou bien est-ce cette direction d'acteurs toujours aussi excellente, d'un réalisme époustouflant?
Quoiqu'il en soit, on a la sensation d'être devant un chef d’œuvre pictural, sur lequel on voit posé le travail minutieux de l'artiste qui a porté mille détails à notre attention, mille petites touches de peinture d'une extrême méticulosité, pleins de nuances, afin d'accéder à la reproduction du réel, pour mieux ravir les spectateurs, leurs émotions, leurs pensées. Il y a du Hitchcock chez Farhadi, une maestria dans la conduite de la narration qui permet une manipulation du public.
On sort toujours estomaqué par la violence qui subissent les personnages et tendu par ce récit haletant. On ne peut pas parler de suspense, ce n'est pas le mot, on se doute qu'Elly est morte noyée, cela ne situe pas à ce niveau de lecture, on est juste pris dans un étau qui ne se desserre jamais, dans lequel les femmes et les hommes -mais les femmes plus que les hommes- semblent écrasés en permanence.
La démonstration est stupéfiante. Comment peut-on avoir le choix, être libre dans une société pareille? Comment peut-on exister dans cet Iran mortifère? C'est un film qui montre une société épouvantablement dure et sèche. Du bois mort.
Avec ce nombre relativement important de personnages réunis dans une sorte de "Huis-clos" en bord de mer, on peut en effet songer à une pièce de théâtre et plus particulièrement à celle de Sartre. Les thèmes existentialistes sont interrogés.
Le fait de retrouver beaucoup de comédiens vus sur d'autres films de Farhadi me fait penser à une troupe de théâtre. La précision de leurs jeux et la part d'improvisation qu'ils semblent s'accorder, la belle liberté que le cinéaste leur laisse pour rester dans leurs personnages donne le sentiment très net d'être devant un ouvrage collectif, bâti laborieusement à plusieurs, d'essence théâtral mais filmé avec brio.
Ne nous méprenons pas : l'objet cinématographique est bel et bien là. La qualité des prises de vue, l'intelligence et la variété des cadrages, le sens évident de cette mise en scène, en permanence contrôlée, ajustée, jouet d'une réflexion claire et nette ne laisse place à aucun doute là-dessus : c'est un très grand film, la création d'un grand maître du cinéma de la tension et de la violence.
J'ai songé également à Haneke, par la bande sans doute, par le malaise ressenti, notamment à "Funny Games", cet étouffement qui vous prend petit à petit et ne vous lâche pas. Je ne vous cache pas qu'on ne sort pas tout à fait frais comme un gardon de ce genre de film, on est choqué. Cela ne se dissipe qu'avec difficulté. Le film est si bien construit qu'il est impossible de s'en sortir indemne. Et pourquoi devrait-on sortir de la séance sans dommage? Farhadi nous a tellement impliqué dans l'histoire qu'on n'a pas spécialement envie de prendre cette histoire à la légère et de s'en détacher comme un rien.