Dans Une Vie violente, Thierry de Peretti portait déjà un regard lucide et sans concession sur les années de larmes et de plomb du nationalisme corse aux côtés des militants, de ces jeunes hommes aux vies écourtées, à l’idéalisme bouffé par la violence, les scissions fratricides, et la compromission avec les milieux politique et criminel. En adaptant le roman de Jérome Ferrari, À son image, le réalisateur poursuit son travail de portrait de cette génération perdue en se situant cette fois-ci avec ceux qui ne combattent pas, celles et ceux qui pleurent et qui attendent, les parents, les sœurs, les femmes, les amantes, de ceux qui prennent les armes pour libérer leur île, montent au « front » et n’en reviennent jamais tout à fait. Et cette fois-ci le regard est encore plus amer, plus dur, beaucoup moins compatissant pour le mouvement et ses combattants. Endossant les habits du prêtre impuissant et parrain d’Antonia, son personnage principal, Thierry de Peretti choisit son camp et compose par fragments la vie de cette jeune photographe prisonnière de son amour pour Pascal.

De Peretti souligne bien à quel point la lutte et la violence sont venues faussées et détruire les relations sentimentales et amicales, à la ville comme au village. Au début du film, nous voyons la bande d’Antonia et Pascal assister à un concert, le fameux chant corse rythmé par les slogans nationalistes et les balles tirés en l’air. Les garçons sont souriants, joyeux, ils sont amoureux, flamboyants, galvanisés par le patriotisme et la mythologie du mouvement nationaliste et des actions clandestines. Suivront alors les premières missions, les premières bombes posées et les premières arrestations, mais Antonia attendra Pascal, comme ses copines attendront les autres. Sauf qu’à leur retour, Pascal ne sourit plus. La prison a durci son visage, comme ses certitudes, ses convictions. La lutte, c’est maintenant toute sa vie, et il ne reste plus beaucoup de place pour Antonia. Plus vivant sous la cagoule et le treillis, il est là sans être là, fuyant, en cavale permanente contre l’État, là juste pour faire l’amour entre deux actions qui le ramèneront un jour ou l’autre derrière les barreaux. La deuxième fois, Antonia ne l’attendra pas. Le film ne se montre jamais tendre avec les militants et le mouvement, notamment lorsque le FLNC se scindera en plusieurs petits groupes plus occuper à s’entretuer plutôt que de poursuivre la lutte contre l’occupant français, que chacun sait vaine. Là où Une Vie violente était empreint d’un certain lyrisme désabusé, nous n’avons ici qu’affaire à des morts-vivants irresponsables qui cachent leur solitude et leurs échecs derrière un cérémonial et un code d’honneur d’un autre âge, érigeant le martyr en seule porte de sortie. Le film se montre aussi inquiet pour les générations futures lors d’une scène où des collégiens interrogent Simon, devenu enseignant, sur son passé d’ancien militant et où ces jeunes témoignent d’une admiration sans borne pour des criminels déguisés en prétendus libérateurs.

Comme d’habitude, De Peretti filme avec beaucoup de justesse les liens familiaux, sentimentaux et surtout d’amitié entre ses personnages, la manière dont ces femmes vivent l’absence de leurs compagnons, comment celle-ci devient aussi lourde à supporter en privé qu’en public, comment l’avenir et les projets à deux sont mis entre parenthèses, sous cloche, puis s’éteignent. Incarnés par des acteurs pour la plupart inconnus, tous ses personnages quel que soit leur rôle, existent, ont leur propre existence, leur propre caractère. On sent qu’il y a de la vie derrière ce film, aucune scène, aucun dialogue n’est artificiel ni spectaculaire. Et c’est sûrement là le grand point fort de la mise en scène de De Peretti dans tous ses films : sa capacité à toujours trouver la bonne distance, le bon point de vue pour ne jamais verser dans le pathos, la dramatisation, les clichés faciles autour de la Corse. Les moments d’action ou de violence, très peu nombreux, sont des modèles de mise en scène : toujours filmée à distance avec une caméra qui bouge peu, la mort est toujours brutale, brève, sans effusion ni prétention. Elle n’en paraît que plus authentique et la vie, elle, d’autant plus fragile. De plus, il n’essaye pas de récréer de manière artificielle les images qu’il peut trouver dans les archives comme celle de ces militants nationalistes encagoulés « aux visages de reptiles aux yeux fluorescents » comme le dit si bien la voix off, impeccable et délicate tout au long du film (même si un tout petit peu trop explicative au début).

Se rêvant un destin plus grand que les photos du canard local, Antonia se rêve en photographe de guerre et part pour les Balkans. Mais dans Belgrade tenu par les miliciens, la guerre n’existe pas. Faute d’argent pour payer les fixeurs, peut-être aussi par peur, Antonia ne se rendra pas sur les zones du conflit, vivant la guerre au travers des témoignages et des photos des autres. On est très loin du Sarajevo aux rues piégées par les snipers et Antonia elle-même ne semble jamais véritablement impliqué dans son travail, traversant la ville comme une touriste dans les pas d’une correspondante du Monde et dans le confort bourgeois. Ce n’est pas vraiment la guerre ou le journalisme qui l’intéresse, mais peut-être l’idée qu’elle aurait pu s’en servir pour montrer une autre version d’elle-même, qu’elle existe autrement qu’en tant que copine ou ex-copine de prisonnier politique corse, qu’elle peut exister en dehors de son île. Elle sait aussi qu’elle s’est trompée de terrain : pourquoi aller chercher cette guerre, alors qu’elle la vit déjà chez elle, au quotidien ? À quoi bon filmer la souffrance à des centaines de km de chez elle quand on ne veut pas la voir sur son île ? Alors, Antonia y reviendra, pour clore bien sûr la tragédie annoncée dès le début, et comprendre que finalement son boulot, son art, ce n’est pas de photographier la mort, mais de capter, jusqu'au bout, et même de la manière la plus simple et dérisoire possible, la vie.

cortoulysse
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le 15 sept. 2024

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