Le titre de « Vies » nous évoque tout de suite les hagiographies, ces recueils des faits et gestes des saints où la réalité est souvent transformée par l’imagination des biographes, le but étant avant tout de témoigner de l’exemplarité et de la puissance de la foi du béatifié. Les « Vies » de Pierre Michon ne sont en aucun des saintes et des saints. Ce sont des personnes connues, croisées, aimées, détestées, issues de la campagne. La « vraie » campagne, celle de sa Creuse natale. Celle d’avant l’industrialisation, le remembrement et l’exode rural. On y rencontre, entre autres, un oncle parti pour l’Afrique et ses mirages ; un père qui rêve son fils aventurier en Amérique avant de découvrir qu’il est, en fait, plutôt sur les routes du bagne ; deux frères qui n'ont que les coups pour apprendre à s'aimer ; la déchéance d’un ancien abbé charismatique, motard et séducteur, dont le charisme s'est noyé dans l'alcool ; un vieillard condamné par un cancer de la gorge refusant d’être soigné à Paris par honte d’avouer son illettrisme ; ou encore le fantôme d’une petite sœur dont la disparition hante le narrateur, comme tous les souvenirs de son enfance et adolescence en pays rural. Toutes ces Vies sont racontées avec une puissance narrative rare, où la densité de chaque phrase semble travaillé à l’extrême pour conférer aux destinées de ces femmes et hommes aux apparences ordinaires un souffle épique et un tragique implacable, transformant ainsi sa campagne creusoise en terre de légende noire.
Pierre Michon n’octroie jamais aucune faveur à ses personnages, surtout envers les hommes. Ils y sont toujours faibles, mauvais, alcooliques, violents ou carrément absents, à l’image de son propre père. À la différence des récits du XIXe siècle qui ne cessent de s'émerveiller devant la puissance et la beauté de la Nature, sa campagne à lui est âpre et crépusculaire. C’est un paysage où l’on s’épuise, où l’on s’enfonce, où des hommes courbés par le travail semble faire corps avec la terre sans jamais relever la tête.
Habilement, l’auteur fait le choix de s’écarter du genre biographique. Bien souvent, il ne compose sa « Vie » qu’à partir de quelques fragments hérités de la bouche de sa grand-mère et de sa mère, des vieilles rumeurs qui courent les campagnes, et de sa propre mémoire, partielle et sélective. C’est ensuite avec tous ces fils qu’il tisse son récit, incorporant des noms et des lieux existants dans un imaginaire romanesque qui lui est propre, sombre, rugueux, profond, hanté par les drames des ancêtres, mais d’où peut surgir une éclaircie aux moments les plus inattendus. Ses « Vies » ne sont d’ailleurs jamais entièrement nettes et l’auteur compose avec brio autour des zones d’ombres, jouant avec et excellant dans l’art de l’hypothèse, de ce qui a pu être vrai.
Tout en racontant les « Vies » des autres, celle du narrateur prend de plus en plus de place à mesure qu’il grandit et que grandit son désir d’être écrivain. Le récit se double alors de la quête initiatique d’un jeune homme qui se cherche, qui doute de lui-même, et qui finit par découvrir que pour savoir comment et sur quoi écrire, il doit d’abord commencer par retourner d’où il vient. Ses personnages ne sont jamais présentés comme des victimes sociologiques et la honte que lui procure ses origines n’est pas évoqué frontalement, se montrant autrement plus subtil qu’un simple récit de transfuge de classe. Dans cette quête de soi, ou plutôt cette reconnaissance de soi, le narrateur se perdra d’abord par la mise à distance de son passé, cherchant dans ses premiers travaux le concept et l’immatériel, et copiant le style des « Grands Auteurs » qu’il vénère. Ce n’est qu’à la fin du récit, qu’il finit par trouver la paix, en prenant le chemin du retour à la terre, sa terre, comme une sorte de conversion à l’envers.