A Touch of Zen appartient à cette catégorie de films dont la genèse est presque aussi épique que l’histoire qu’il conte. Sa production chaotique, son échec commercial et la version amputée qui circula à l’international étaient autant de raisons pour que justice ne lu soit jamais rendu, sans l’opiniâtreté de certains cinéphiles de haut vol, (en l’occurrence, ici, le regretté Pierre Rissient) qui le mirent en lumière au Festival de Cannes en 1975, tandis que Canne Classics se chargea de la splendide restauration dont on bénéficie depuis 2015.
Film originel du genre que deviendra le wu xia pian, à savoir le film de sabre chinois (ardemment concurrencé par son équivalent japonais, le chambarra), A Touch of Zen est à la fois une référence et une incongruité. Film fleuve de trois heures, comédie et épopée, conte et peinture paysagiste, il concentre un nombre impressionnant de qualité, pour une œuvre qui influencera ses successeurs tout en gardant une patte unique, appartenant à un creuset dont seul King Hu, son réalisateur, aura eu la primeur.
La dimension du film d’arts martiaux est assez longtemps différée, le récit s’attachant d’abord à mêler comédie et conte surnaturel de maison hantée, sous l’égide d’un personnage principal un peu ridicule, et de la figure haute en couleur de sa mère. Mais d’emblée, l’ambiance est posée : la demeure potentiellement hantée, ses nuits noires et ses portes lourdes s’ouvrant sur un potentiel surnaturel épaississent la bouffonnerie d’un jeu outré et expressionniste.
La suite procède d’une lente gradation : l’intrigue se complexifie, agrégeant autour du héros tout un réseau de clans ennemis, une belle guerrière et des espions sous identité fictive, occasionnant des stratégies qui mobiliseront un véritable talent de mise en scène lorsqu’il s’agira de faire croire aux assaillant que le palais est réellement hanté. Sur le plan des combats à proprement parler, les séquences offrent une haute voltige s’affranchissant du carcan de la crédibilité. Le sol semble être un trampoline géant, les saltos sont constants, et l’art de King Hu consiste surtout à suivre les mouvements dans un ballet où les coups sont presque secondaires. On est ainsi très loin de la force de frappe marquée par le design sonore des films de Bruce Lee qui apparaissent d’ailleurs exactement à la même époque. C’est ici un folklore beaucoup plus proche de l’opéra, qui met en valeur les étoffes (dont les froissements sont particulièrement présents dans la bande son), les déguisements et la dimension historique, le récit s’enrichissant progressivement d’une gravité nouvelle sur les enjeux d’engagement, de sacrifice et des valeurs à suivre.
Mais ce qui distingue encore d’avantage cette œuvre des autres provient du rapport que le film entretient avec la nature. Déjà présente au départ, mais en toile de fond, elle devient un élément central, dans une variété de paysages d’une beauté époustouflante : roches blanches polies par la rivière, hautes herbes, montagnes, ou des forêts où la verticalité des arbres semble dessiner des adversaires supplémentaires aux combattants. A mesure que le propos se déplace d’une intrigue purement politique et tactique à une véritable quête philosophique, elle prend de l’ampleur pour donner à voir l’univers tel qu’il est conçu par les bouddhistes : d’une splendeur si vaste qu’elle incite à l’humilité. Les affrontements se voient ainsi ponctués d’une attention de plus en plus forte accordée aux miroitements sur l’eau, à la dissémination des graines dans le vent ou à une brume constante. Autant d’éléments qui enveloppement des personnages sur un itinéraire qui les voit se défaire progressivement d’un monde attaché à des préoccupations trop terrestres, leur art devenant de plus en plus aérien, jusqu’à faire des arbres leur terrain de jeu. L’arrivée du moine bouddhiste parachève cette évolution, lui qui fusionne si souvent avec le soleil, et largue définitivement les amarres pour un trip presque psychédélique, et un combat qui laisse la violence à ceux qui sont incapables d’élever leur esprit. Un parcours en osmose avec le sens visuel et la poétique d’un cinéaste qui aura, pour notre ravissement, su faire fi des obstacles pour graver éternellement cette danse des sabres, des flèches et des hanches avec l’éternelle bienveillance de l’univers.
(8.5/10)