Road movie hallucinogène et opaque, Abou Leila commence avec un sacré paquet de cartes en mains. L’intrigue, située dans l’Algérie de 1994, nous immerge dans un pays en proie au chaos terroriste, et qui semble un cimeterre à ciel ouvert, où l’absurdité du meurtre peut surgir à tout moment. L’atmosphère est poisseuse, les regards éteints, et le duo qui traverse les espaces semble souiller de son désenchantement la grandeur du désert.


Sur cette ambiance se greffe une écriture volontiers lacunaire : avare de parole, les protagonistes cachent davantage qu’ils n’exposent, et la chape de plomb qui s’est abattue sur la nation gangrène les individus eux-mêmes : un brutal ténébreux, un frêle compagnon cramé par les médicaments et en proie à des hallucinations qui prennent une place croissante.


Il est dès lors difficile de distinguer ce qui relève du délire ou du réel, entre flashbacks, interprétations biaisées des situations ou purs cauchemars. Le spectateur apprend assez rapidement à se méfier : le personnage principal semble savoir que cette quête (une vengeance contre un personnage visiblement caché au plus profond du désert) est un leurre, et son comparse oscille entre somnifères et crises haletantes. Si quelques scènes jouent bien dans l’approfondissement des angoisses (celle, notamment, où il attend seul dans la voiture), la façon dont l’écriture brouille tout repère a tôt fait d’émousser aussi l’intérêt qu’on peut avoir face à ce qui nous est présenté.


Car l’autre maladresse du film, son rythme, vient profondément irriguer ces partis-pris : la lenteur contemplative n’est pas toujours pertinente, et la longueur du récit (2h15) est peu justifiée, les scènes s’étirant en longueur, les motifs se répétant dans une volonté assez laborieuse de vouloir approfondir une atmosphère qui n’en demandait pas tant. Il aurait fallu couper une bonne demi-heure pour densifier les motifs (la scène de crise dans le dortoir, par exemple, est beaucoup trop longue), et se faire confiance sur la capacité réelle de Sidi-Boumediène à construire des séquences. Car pour son premier film, le réalisateur fait montre d’un indéniable talent, notamment dans la très belle construction des espaces. La profondeur de champ est un motif récurrent, qui ajoute au premier plan d’autres éléments venus le parasiter, habile construction pour exprimer la cohabitation de plusieurs réalités dans l’esprit malade du personnage, comme dans cette scène d’accident de voiture où cohabitent le duo et un flic, un véhicule sur le toit et, dans le fond, le chauffeur du camion responsable, et jusqu’à ce final durant lequel plusieurs temporalités et géographies vont se superposer en un même lieu.


L’intrigue nébuleuse et aux ramifications multiples vient elle aussi délayer ce savoir-faire, comme s’il fallait absolument tout dire, tout aborder (le terrorisme, la brutalité policière, la puissance mythologique du désert, la maladie mentale, l’amitié, le thriller, l’épouvante…), alors que Sidi-Boumediène a, espérons-le très sincèrement une carrière devant lui pour exploiter le talent qui est le sien.


(6.5/10)

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Epouvante, Road Movie, Les meilleurs films sur la maladie mentale, Vu en 2020 et Vu en salle 2020

Créée

le 7 août 2020

Critique lue 802 fois

13 j'aime

4 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 802 fois

13
4

D'autres avis sur Abou Leila

Abou Leila
Cinephile-doux
8

Au sud des cauchemars

Imaginez David Lynch évoquant la décennie noire de l'Algérie. Abou Leila, premier long-métrage d'Amin Sidi-Boumédiène, ressemble un peu à la vision que l'on pourrait imaginer de la part du cinéaste...

le 18 juil. 2020

9 j'aime

2

Abou Leila
Alex_Morrison
9

Critique de Abou Leila par Alex_Morrison

Tout commence doucement, mais sûrement, en mode thriller pur et dur, avec une première scène qui dégage une certaine tension, puisqu'elle montre un homme qui doit en tuer un autre. On bifurque...

le 10 août 2020

2 j'aime

2

Abou Leila
Seingalt
7

Au cœur du désert se déchaîne la folie

Dans le contexte de la décennie noire algérienne, Abou Leila transpose la folie d’une époque dans le corps d’un homme. Ce contexte n'est que vaguement esquissé, le réalisateur n'ayant pas l'ambition...

le 16 juil. 2020

2 j'aime

3

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53