Quel concept civilisationnel participe à propulser la science-fiction américaine depuis ses débuts ? La vaste majorité des œuvres du genre répondent à un besoin culturel de se projeter vers l’inconnu, de le conquérir, de le rendre docile. C’est l’héritage d’une histoire nationale fondée sur le mythe inébranlable (?) de la frontière, de cette certitude que le Tout-puissant aurait chargé le peuple américain d’une mission divine qui le mènera inéluctablement ad astra, vers les étoiles. Derrière une relation père-fils qui vient faire écho à celle de The Lost City of Z, James Gray propose de s’attaquer à une tâche titanesque : l’actualisation de la destinée manifeste, ou la remise en cause de la quintessence de la raison d’être d’une civilisation entière.


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Dans le futur (pas si proche que ça, étant déjà à deux générations après la colonisation de Mars), des sursauts gamma en provenance de Neptune menacent la Terre et ses habitants. Pour remédier au problème, Roy McBride, astronaute décoré et taciturne, est chargé de retrouver la mission du projet Lima disparue il y a des années aux confins du système solaire, et menée par son père Clifford.


Il ne faut pas prendre Ad Astra comme une proposition de hard sci-fi. Ce n’en est pas une. Le film amalgame de nombreux poncifs visuels et conceptuels a priori incompatibles, pour créer une vision fantasmée de l’avenir spatial. Afin de lui donner chair, il invoque les plus persistantes images s’étant gravées dans l’inconscient collectif américain, celles tout droit tirées du programme des années 1960 et de la course à l’espace. Ce sont les navettes et les combinaisons, l’apparence rétro des décors intérieurs, c’est la dimension familière d’une technologie marqueuse de puissance et d’histoire. Seulement, à cela Gray choisit d’injecter les idées les plus pulp qu’a pu imaginer la SF d’antan, celle de l’âge d’or, celle de l’antenne spatiale et de l’antimatière. En réunissant les extrêmes d’un imaginaire pluriel, le réalisateur propose d’évoluer dans un monde qui ambitionne de s’adresser à tout le monde, ceux qui vénèrent The Right Stuff comme ceux qui s’extasient des concepts les plus fantaisistes.


Il ne fait aucun doute qu’une telle approche sera rejetée par ceux qui cherchent une adhésion totale en l’une ou l’autre des déclinaisons du genre. Leur fusion est pourtant essentielle à la proposition de James Gray. Sans elle, il ne pourrait pas s’adresser à la fois au cœur et à l’esprit : le cœur de ceux qui sont prêts à accepter que Brad Pitt puisse traverser les anneaux de Neptune en dérive spatiale parce que le récit exige une catharsis visuelle de son retour, de sa renaissance ; l’esprit de ceux qui savent que la science pourra transporter l’homme jusqu’aux limites du système solaire.


Les choix esthétiques et conceptuels du film sont guidés par l’histoire elle-même, et non prisonniers d’un style spécifique. Les quelques scènes d’action rythmant le métrage en déstabiliseront peut-être certains, mais elles aussi évoluent avec le personnage, contournant ainsi les attentes des spectateurs habitués à des séquences démonstratives interrompant le flux narratif. Roy McBride, qui s’est il y a longtemps coupé de ses émotions, suit une trajectoire ascendante vers une redécouverte de son objectif ontologique. Lorsque commence le film et qu’il tombe de l’antenne spatiale, son regard est neutre, inexpressif. Il en va de même pour la caméra, qui capture l’événement sans hyperbole, de façon presque désintéressée. Puis vient la poursuite en modules lunaires, expression futuriste des assauts de convois ayant fait la renommée des westerns. La lune ? Non, la frontière. Et la frontière, Roy la connaît, donc il la traverse avec un enthousiasme minime mais présent. L’excitation est là, mais sans débordement, avec juste ce qu’il faut d’éléments porteurs d’émerveillement, tels que le vol final en apesanteur du module (plus tard, sur Mars, Roy grimpera illégalement dans une fusée pour rejoindre son père, bravant les flammes délimitant la fin du monde connu pour plonger seul dans l’infinité de son introspection).


Peu après, Roy participe à une mission de sauvetage lors de son trajet vers Mars. C’est là qu’il montre ses premières émotions. Apprenant qu’il doit faire face à un contretemps, sa frustration émerge. Non parce que sa réunion avec son père est retardée, mais parce que cette idée sous-jacente et omniprésente qu’il doit avant tout remplir sa mission (divine) l’obsède, comme elle obsède Clifford. Lorsque Roy tombe nez à nez avec un primate enragé, c’est à sa propre fureur qu’il doit se confronter, celle qui l’anime depuis l’adolescence. La rage de conquête, la soif de savoir et le besoin implacable d’être réuni avec son géniteur, qui définissent depuis toujours l’esprit américain. Le singe dévore le visage de l’homme, de celui qui a fait de lui ce qu’il est (en l’occurrence, un sujet d’expériences médicales), avant d’être écrasé par le vide sidéral. Quoi de plus logique, alors, que l’homme cherche désespérément à retrouver celui qui l’a créé et qu’il se perde face à l’insondable infinité ?


C’est un résumé en deux minutes de toute la trajectoire du récit : c’est pour se rapprocher de Dieu que Clifford voyage si loin (il dit, dans une vidéo envoyée à son fils depuis son vaisseau, qu’il ne s’est jamais senti aussi proche du Seigneur). Car oui, Ad Astra ne parle pas que d’une relation père-fils, mais aussi (surtout ?) de la relation entre l’homme et son père imaginé. Si Dieu a octroyé à l’homme sa destinée manifeste, alors conquérir les étoiles à sa recherche ne peut constituer que l’ultime étape de son voyage. Clifford cherche la vie intelligente parmi les astres, et il pense ne rien trouver, mais il a tort : il y trouve la réponse glaçante qu’il n’a jamais osé envisager, la vérité sur notre solitude cosmique, sur le silence infini qui résonne lorsque l’on crie au divin qu’il doit nous répondre. Pour James Gray, il semble que l’absence d’extra-terrestres soit synonyme d’absence de Dieu. Pour Roy, l’enjeu ne revient pas simplement à pardonner son père et à éviter de devenir comme lui, mais à reconfigurer la destinée de son espèce : sans raison d’être, nous dériverions dans le néant jusqu’à la mort, alors Gray nous rattache au seul dieu qu’il nous reste : nous-mêmes.


La conclusion est douce-amère, même si elle amène Gray vers des horizons finalement plus optimistes et clairement définis qu’à la fin de son précédent film. Sa proposition de science-fiction s’avère galvanisante car à la fois syncrétique et discursive. Bien sûr, l’idée que les humains sont irrémédiablement seuls dans l’univers n’est pas nouvelle (Battlestar Galactica, Red Dwarf, The Expanse), mais le cinéma n’a jamais vraiment eu tendance à poser cette révélation comme une tragédie ontologique qu’il convient de surmonter à un prix considérable. Interstellar l’admet par les faits sans s’y attarder, 2001 laisse planer le doute, plusieurs films présentent des civilisations disparues, et certaines variations horrifiques se tournent vers la fantaisie pure pour répondre aux interrogations religieuses (The Dark Side of the Moon, Event Horizon). De même, le film emprunte ci et là des détails constitutifs de la SF cinématographique, comme ces pièces recréant une atmosphère terrestre, ou l’emprise de la folie sur les explorateurs isolés (Sunshine, Solaris, etc.). Malgré ces précédents, Ad Astra parvient à former une vision unique du rapport de l’homme à Dieu, à la science, et même au genre de la science-fiction.


Pour donner forme à son projet, James Gray excelle plus que jamais dans sa mise en scène : précise, froidement (et volontairement) clinique en amorce, puis impressionnante lorsqu’il le faut, offrant des plans renversants de Jupiter, Saturne, Neptune. À la photographie, Hoyte van Hoytema (qui a principalement tourné sur pellicule 35 mm) évolue encore, se détachant quelque peu des niveaux de gris composés pour Christopher Nolan au profit d’une aura plus chromatique (voir la superbe texture étouffante de l’air martien ou la palette bleutée du final aux abords de Neptune). La musique de Max Richter, certes un peu trop omniprésente, participe cependant à créer un effet hypnotique qui enrobe le spectateur pour l’embarquer dans cette quête ontologique.


S’il reste parfaitement maître de sa caméra, Gray se montre toutefois moins fiable narrativement parlant. Le film souffre de quelques lourdeurs, de dialogues rigides et surtout d’une voix over parasitante, qui trop souvent souligne avec insistance ce que le public est censé tirer des séquences auxquelles il vient d’assister. Un manque de confiance envers le spectateur fort dommageable, qui affaiblit un film par ailleurs fascinant. Bien sûr, l’entreprise repose en grande partie sur Brad Pitt, qui doit dépeindre l’évolution d’un personnage en quête de renouveau personnel et civilisationnel. Ses émotions, d’abord dissimulées sous une carapace impénétrable, se révèlent peu à peu à travers les fissures qui apparaissent progressivement. Et même lorsque le final appelle à la libération totale des émotions, Pitt fait preuve d’une retenue salvatrice, qui équilibre la charge face aux libertés prises par le script en termes de vraisemblance.


En créant un compromis équilibré entre la nostalgie culturelle américaine pour un programme spatial défunt et les possibilités débridées du genre de la science-fiction, Ad Astra prétend se concentrer sur les conséquences émotionnelles de l’absence du père pour mieux aborder son autopsie du spectre omniprésent de la Destinée Manifeste, emportant Dieu et le sens de la vie sur son passage. S’agenouillant à la fois devant l’autel du cinéma introspectif de Tarkovsky et celui du divertissement spectaculaire d’Hollywood, Gray forge son propre chemin en accolant à sa portée noble une forme hybride réjouissante, du moins pour ceux qui sont prêts à le suivre vers les étoiles.

Cygurd
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le 29 sept. 2019

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Film Exposure

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