On va passer rapidement sur les défauts du film, qui en a un certain nombre. Il assume pas toujours son ton dramatique, et se sent obligé de repartir dans des effets comiques même dans les scènes censées être un peu solennelles – des fois ça marche, mais des fois ça donne l’impression d’un scénario qui a peur d’être trop sérieux. Il y a ce truc un peu énervant qu’a Dupontel de s’inclure lui-même dans ses films dans le rôle d’un personnage loser mais qui au final délivre la morale du film, qui était vraiment assez insupportable dans Neuf Mois Ferme, mais qui est heureusement à peine dans celui-ci. Et il y a quand même quelques maladresses d’écriture – des dialogues parfois inutilement explicatifs, des running gags qui sont répétés un peu trop souvent … La plus importante, et peut-être le vrai problème du film, c’est ce personnage du fils, censé représenter une échappatoire à la noirceur du récit et un espoir pour l’avenir, mais qui sonne assez faux, et dont l’émancipation se fait à travers une histoire amoureuse nauséeusement hétérosexuelle et bien clichetonneuse.


Donc, il y a plein de choses à redire, mais au final elles ne semblent pas vraiment nuire au film, et agissent même presque comme gages de sa sincérité. Parce s’il trébuche un peu quand il s’agit d’offrir des solutions, comme portrait de la sinistrose et de la dépression ambiante du vingt-et-unième siècle, c’est vraiment réussi. Et pourtant, Dieu sait qu’il y a un sacré paquet d’œuvres qui peinent sur le sujet, surtout quand on parle des nouvelles technologies et des médias. Il aurait été facile de faire une satire à gros traits, façons Black Mirror ou Years & Years, qui tombent allègrement dans les platitudes à forte tendance « ok boomer »-iennes – à la place de ça, l’aspect science-fictionnel (ou politique-fictionnel, enfin ce que vous voulez l’appeler) est un très lointain arrière-plan qui sert à développer une belle et vulnérable petite tranche de comédie humaine.


C’est un film qui traite d’un certain nombre de sujets, mais celui qui attire vraiment l’œil, c’est la question des données. L’univers du film, moins qu’une France présente ou future, c’est cette espèce de paysage de paperasse, de chiffres, de données administratives, que les personnages essayent de naviguer, en une tentative de concilier leur réalité et leur besoins humains et un univers qui ne semble exister qu’en termes de logiciels et d’administration. Il y a une très belle réplique dans la première scène qui montre bien la tension : Suze fait face aux scans high-techs qui ont été pris de ses poumons, et dit qu’elle les trouve beaux, qu’ils lui font penser à des fleurs. Même quand on s’éloigne du côté technologique, reste quand même cette idée que les personnages ont à décrypter un monde qui s’exprime sous forme de code : cf. les journaux du médecin joué par Berroyer ; ou cette scène mordante (et très peu subtile, ce qui fait son charme et sa faiblesse) où Suze doit naviguer les rues d’une ville en utilisant la mémoire d’un autre personnage comme une espèce de carte (very debord much dérive). Et évidemment, les puissants de ce monde ont leurs propres codes, leurs propres systèmes de classification et de déchiffrage (apparemment, la psychologie lacanienne en est un, avec cette scène très drôle de profilage policier) – c’est juste qu’ils ne sont pas vraiment intéressés à respecter les individus, jusqu’à leurs noms qui se retrouvent régulièrement écorchés. Avec tout ça, on s’étonne pas que Terry Gilliam fasse un caméo dans le film, c’est plutôt son univers.


Le film va jusqu’au bout de ses thèmes, en plus : la distance entre êtres humains n’est jamais résolue. Il y a une ironie violente dans le fait que Suze ne finisse par parler à son fils que par l’entremise d’un écran d’ordinateur ; ou dans le fait que le seul témoin de toute cette histoire, qui pourrait attester des sacrifices consentis par les personnages, soit un aveugle. C’est rude.


Que le propos soit intéressant, c’est une chose. Ce qui rend le film aussi intéressant, c’est surtout qu’il rattache son raisonnement à deux autres éléments. D’un côté, ce sont des problématiques sociales. Qui sont souvent effleurées, mais qui, en s’articulant autour de la question centrale de la quête de soi dans un monde fracturé, donnent à l’ensemble une familiarité et un pouvoir émotionnel. Maladies du travail, violences policières, traitement des personnes âgées, suicides en entreprise … Il y aurait risque de virer à l’inventaire (… et cinq ou six ratons laveurs), mais tout fait sens dans un propos cohérent.


La deuxième, c’est une réalisation très expressive, voire expressionniste, qui fait tout le temps jouer le contraste entre la violence du texte et une certaine tendresse. Il y a un sens dans l’intime, du petit regard, dans le film – les acteurs sont formidables et la caméra les capte dans ce qu’ils ont de plus vulnérables, de plus touchant. Dupontel insiste sur le contraste entre les espaces étouffants, souvent filmés en vue aérienne, des formes carrées qui sont aussi celles des omniprésents écrans ou des espaces qui leur sont affiliés (miroirs, fenêtres, ascenseurs), et une espèce d’élan d’énergie qui s’incarne souvent dans l’idée de la circularité. Un trou ovale dans un mur, un escalier en spirale, une danse filmée circulairement entre deux adolescents, un pistolet qui décrit une courbe dans les airs … Evidemment cette spirale de la contestation, de l’identité unique qui s’affiche et revendique sa liberté, est aussi celle de la fatalité – le même type de plan est utilisé pour montrer l’arrivée inexorable de la police dans la situation.


Il y a un très beau moment, où, sur les marches d’une église, le spectre de sa propre jeunesse vient hanter Suze. Ça résume assez bien le film, en fait. Il est presque spirituel, mais pas d’une manière qui se rapporte à une quelconque religion – il a foi en la personne que nous sommes vraiment, et nous engage à nous désengager d’un univers symbolique oppressant, de rester fidèle à nous-même en disant, jusqu’au bout, ce titre, « adieu les cons ». Et il le fait avec une sincérité telle qu’il est difficile, pour moi en tout cas, de ne pas être au moins un peu ému – j’ai été très touché, parfois même au bord des larmes. Ce qui n’empêche pas le tout d’être cynique ou satirique, mais avant tout, c’est une histoire profondément humaine, et qui proclame que malgré tout, l’humanité (au sens de la qualité, pas de la population) ne peut être ensevelie par aucune forme de domination. En 2021, c’est pas le pire message que l’on puisse entendre.

EustaciusBingley
8

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Créée

le 14 juin 2021

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